Depuis le début de leur mobilisation, les enseignants-chercheurs ont eu à faire face à un adversaire redoutable et plutôt inattendu : les « grandes plumes » de la presse française. Plusieurs d’entre elles n’ont pas hésité à jouer d’un ressentiment anti-intellectuel et anti-fonctionnaires pour tenter de discréditer le mouvement, au mépris de la réalité. C’est Christophe Barbier pour qui cette mobilisation est injustifiée, contrairement à celle des ouvriers dans l’automobile selon lui, et ne traduit rien d’autre qu’un refus des enseignants-chercheurs « qu’on mette le nez dans leur tambouille, dans leur cuisine, dans l’organisation de leur emploi du temps », auxquels il finit même par crier, faute d’argument sans doute : « Lénine est mort » (LCI, 3 février 2009). C’est encore Franz-Olivier Giesbert qui fustige « l’idéologie du père peinard » et le « conservatisme » qui anime les universitaires, qui ne recule pas devant les accusations les plus infâmantes, comme celle de refuser ces réformes par « confort » et pour mieux se parer « d’oripeaux prétendument révolutionnaires » (Le Point n° 1899, 5 février 2009). C’est enfin Sylvie Pierre-Brossolette qui avance sans l’ombre d’une hésitation que les chercheurs ne sont jamais évalués et qu’elle connaît bien le problème… puisqu’elle vit avec un enseignant-chercheur ! (France 2, 5 février 2009). A quoi elle ajoute même qu’après 40 ans, « c’est génétique » (sic), un chercheur ne produit plus grand chose d’intéressant (France Info, 9 février 2009).
Qu’importe à ces brillants esprits les démonstrations par A+B du contraire par l’ensemble de la communauté universitaire et de la recherche. Qu’importe si face à eux ils trouvent aussi bien des Prix Nobel que les laboratoires de l’Ecole Polytechnique ou encore des membres de l’Institut Universitaire de France pour leur dire qu’ils se trompent lourdement. Il s’agit avant tout pour ces signatures de la presse d’accréditer la thèse selon laquelle les enseignants-chercheurs ne seraient que des privilégiés figés dans leur posture corporatiste, refusant l’évaluation de leur travail et tout contrôle de leur activité, au mépris de « l’avenir de nos enfants » (Franz-Olivier Giesbert encore, manifestement très inspiré…) alors qu’ils sont payés par le contribuable.
Comment expliquer un tel dévoiement de l’exercice de l’éditorial ? Au-delà d’une posture qui prolonge le mépris affiché par le pouvoir non seulement pour les enseignants-chercheurs mais plus globalement pour l’ensemble de la communauté éducative depuis plusieurs mois, ce déchaînement d’accusations qui fleurent bon le poujadisme s’explique peut-être aussi par la structure même du conflit autour du décret sur le statut des enseignants-chercheurs. Pièce d’un plan d’ensemble esquissé dans la loi sur la « liberté et la responsabilité des universités » (LRU, dite aussi « loi sur l’autonomie »), il est le reflet d’une stratégie de « modernisation » élaborée depuis plusieurs années dans des cercles politiques et technocratiques restreints, sans véritable concertation avec le monde de la recherche et de l’université, et sans débat démocratique élargi, alors même que le sujet concerne l’ensemble de la communauté nationale et relève d’un choix de société sur lequel chaque citoyen devrait avoir son mot à dire.
La seule stratégie pour « vendre » à l’opinion ce projet de « modernisation » du système d’enseignement et de recherche a finalement été de l’assommer à coup de classements internationaux, tel celui de Shanghaï, ou d’antiennes du type « nous entrons dans la société de la connaissance et de l’innovation » sans jamais interroger ni la pertinence de tels intitulés ni leur portée réelle. Que reste-t-il donc à faire dès lors que les principaux intéressés, chercheurs et universitaires, donnent de la voix et se font entendre malgré le dogmatisme gouvernemental et le verrouillage de sa communication ? Tenter de construire, à la hâte, un soutien populiste aux « réformes » du gouvernement en livrant à l’opinion les clichés les plus éculés sur des intellectuels improductifs et des fonctionnaires privilégiés. Succès garanti en temps de crise ! La teneur générale des commentaires lus sur les sites Internet à la suite des articles des éditorialistes précités ne laisse aucun doute. La stratégie de stigmatisation marche sans doute au-delà de leurs espérances.
Sur quels éléments auraient donc dû se fonder les commentaires de ces plumes allègres ? Comment auraient-ils pu exercer leur art avec la déontologie que l’on est en droit d’attendre d’une presse prétendument sérieuse ? Il leur aurait d’abord fallu ne pas délibérément ignorer que l’évaluation existe à l’université et dans la recherche ; et surtout que les enseignants-chercheurs n’y sont pas opposés puisqu’ils la connaissent bien et la pratiquent couramment. Comment se fait-il qu’ils ne soient pas entendus ? Il leur aurait fallu ensuite ne pas délibérément ignorer les nombreuses voix qui se sont élevées depuis des semaines pour inciter à une véritable réflexion sur les conditions dans lesquelles s’effectue l’évaluation, en termes de compétences disciplinaires et de condition de travail pour les évaluateurs, mais aussi sur la pertinence des modèles quantitatifs dit « bibliométriques » qui sont actuellement imposés plus par idéologie que par respect pour la recherche. Pourquoi la réalité est-elle à ce point occultée ? Il leur aurait enfin fallu ne pas délibérément ignorer non plus les propositions de réformes émanant de la communauté universitaire elle-même. Une réflexion engagée depuis des années, notamment lors des états généraux de la recherche de 2004, a en effet donné lieu à de nombreuses propositions… de réforme. Là encore, pourquoi sont-elles ignorées ? Est-ce afin de ne pas ternir l’image de bonne volonté réformatrice du gouvernement ? Bref, le mépris pour les faits, l’ignorance délibérée et la manipulation grossière de la réalité semblent servir de viatique journalistique à ces « leaders d’opinion ». Ils tiennent ainsi à distance des lecteurs qui, souvent inconscients des enjeux, se laissent emporter par cette rhétorique simpliste et démagogique. Le tour est ainsi joué.
C’est finalement le discours du Président de la République sur la recherche, le 22 janvier 2009, qui donne la clef de la stratégie choisie par le pouvoir pour imposer ses réformes à l’université et à la recherche françaises : le déni de leur valeur et de leur utilité sociale, à travers le sarcasme, le mépris et l’intimidation. Il est dès lors regrettable que des sources d’information vers lesquelles se tourne le public soient plus occupées à emboîter le pas à cette trahison de l’avenir qu’à simplement faire leur travail : livrer les faits et les données permettant à chacun de se faire son opinion.
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Signataires :
Laure BLEVIS, maître de conférences de sociologie (Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense)
Laurent BOUVET, professeur de science politique (Université de Nice Sophia-Antipolis)
Martin CAMPOS PINTO, chargé de recherches en mathématiques (IRMA-CNRS, Université de Strasbourg)
André CARTAPANIS, professeur de sciences économiques (IEP d’Aix-en-Provence)
Michèle CLEMENT, professeur de littérature française (Université Lyon II-Lumière)
Vincent DENIS, maître de conférences d’histoire (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)
Jean-François DUNYACH, maître de conférences d’histoire (Université Paris IV-Sorbonne)
Laure NEUMAYER, maître de conférences de science politique (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)
Carlos PIMENTEL, professeur de droit public (Université Versailles-Saint-Quentin)
Olivier RICHOMME, maître de conférences de civilisation américaine (Université Lyon II-Lumière)
Antoine ROGER, professeur de science politique (IEP de Bordeaux)
Violaine ROUSSEL, maître de conférences de science politique (Université Paris VIII-Saint-Denis)
Frédéric ZALEWSKI, maître de conférences de science politique (Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense)