Et voici un deuxième extrait important du Journal de Gide qui parle de Proust. (Le premier est ici .) C'est la page 693 de la Pléiade, on est en 1921, un mercredi.
Hier soir, j'allais monter me
coucher lorsque retentit un coup de sonnette. C'est le chauffeur de
Proust, le mari de Céleste, qui me rapporte l'exemplaire de
Corydon que je prêtais à Proust le 13 mai, et qui
propose de m'emmener, car Proust va un peu mieux et me fait dire
qu'il peut me recevoir, si toutefois cela ne me dérange pas de
venir. Et sa phrase est beaucoup plus longue et plus compliquée
que je ne la cite; je pense qu'il l'avait apprise en route, car,
comme je l'avais d'abord interrompu, il l'a reprise pour la réciter
d'une haleine. Céleste, de même, lorsqu'elle m'avait
ouvert la porte l'autre soir, après avoir exprimé les
regrets qu'avait Proust de ne pouvoir me recevoir, ajoutait:
« Monsieur prie Monsieur Gide de se convaincre qu'il pense
incessamment à lui. » (J'ai noté la phrase
aussitôt.)
Longtemps j'ai pu douter si Proust
ne jouait pas un peu de sa maladie pour protéger son travail
(ce qui me paraissait très légitime); mais hier, et
déjà l'autre jour, j'ai pu me convaincre qu'il était
réellement très souffrant. Il dit rester des heures
durant sans même pouvoir remuer la tête; il reste couché
tout le jour, et de longues suites de jour. Par instants il promène
le long des ailes du nez le tranchant d'une main qui paraît
morte, aux doits bizarrement raides et écartés et rien
n'est plus impressionnant que ce geste maniaque et gauche, qui semble
un geste d'animal ou de fou.
Nous n'avons, ce soir encore, guère
parlé que d'uranisme; il dit se reprocher cette « indécision »
qui l'a fait, pour nourrir la partie hétérosexuelle de
son livre, transposer « à l'ombre des jeunes
filles » tout ce que ses souvenirs homosexuels lui
proposaient de gracieux, de tendre et de charmant, de sorte qu'il ne
lui reste plus pour Sodome que du grotesque et de l'abject. Mais il
se montre très affecté lorsque je lui dis qu'il semble
avoir voulu stigmatiser l'uranisme; il proteste; et je comprends
enfin que ce que nous trouvons ignoble, objet de rire ou de dégoût,
ne lui paraît pas, à lui, si repoussant.
Lorsque je lui demande s'il ne nous
présentera jamais cet Eros sous des espèces jeunes et
belles, il me répond que, d'abord, ce qui l'attire ce n'est
presque jamais la beauté et qu'il estime qu'elle n'a que peu à
voir avec le désir - et que, pour ce qui est de la jeunesse,
c'était ce qu'il pouvait le plus aisément transposer
(ce qui se prêtait le mieux à une transposition).