Je lisais récemment une étude très critique sur le collectionneur français André Jammes, qui (en la simplifiant grandement) questionnait la confusion entre le rôle d’historien d’art (en l’occurrence historien de la photographie) et le rôle de collectionneur, concluant que la dimension patrimoniale du collectionneur pouvait polluer le jugement scientifique de l’historien quand c’était une seule et même personne. C’est la question que je me posais en visitant l’exposition de la collection de Christian Bouqueret au Jeu de Paume Sully (jusqu’au 24 mai). Ce que nous voyons là est une belle collection de photographies de 1920 à 1940, passionnée et visionnaire; mais peut-être faut-il prendre garde et réaliser que c’est une vision personnelle qui nous est montrée ici, l’écriture subjective d’un témoignage plus que de l’histoire, et qu’il est d’autres pistes, d’autres approches possibles (nous le verrons sans doute, par exemple, avec l’exposition sur la photographie surréaliste prévue à Pompidou fin septembre). Le collectionneur annonce clairement : “J’ai un goût pour l’étrange, le dérangeant, le subversif”.
Il y a certes quelques photos de Brassaï, de Man Ray, de Bellmer, mais ce sont surtout des photographes un peu moins connus que Bouqueret a collectionnés et présentent ici, individus ou groupes liés aux avant-gardes, mais n’ayant pas tous tranché les liens avec un certain académisme ou une certaine afféterie, comme ce Satin et plumes d’Emmanuel Sougez (1933, BNF).
La grande salle présente des compositions très construites, que ce soit de la microphotographie, du photomontage, ou de l’image publicitaire. On y voit bien le goût du collectionneur pour la rupture, pour l’étrange. Ce sont les images qui s’approchent le plus du surréalisme qui sont les plus denses ici, ainsi (en haut) ce jeu de mains, Sans titre de la fascinante Claude Cahun (1936-39) ou, ci-contre, cette composition Sans titre de Dora Maar (1935, ADAGP) : quelle tristesse que Picasso lui ai fait abandonner la photographie !La série sur Paris montre, à côté d’un Atget un peu incongru ici, de très belles vues par Marianne Breslauer (La cigarette, 1929, © l’artiste
et Fotostiftung Schweiz) : cette composition très stricte, ce jeu d’ombres, cette rigueur des plans horizontaux me semblent annoncer Cartier-Bresson.La salle sur les corps et les portraits est très éclectique. A côté de la classification un peu simpliste entre corps subversif, corps réifié et corps néo-classique, j’ai aimé cet étrange portrait de Roger Parry par son complice Maurice Tabard (1928), fragment d’un visage qu’on peine d’abord à comprendre :
front haut, confusion du grain de la peau et du grain de la photo, avec, aux marges, les seuls indices d’identités, racines de cheveux, ébauche des sourcils, oeil dans l’ombre.En conclusion, cette citation de Carlo Rim (rédacteur en chef de Vu, et cinéaste; Les jeux de l’amour et du hasard, L’art Vivant, 1930) : “La photographie a été inventée deux fois, d’abord par Niepce et Daguerre, et ensuite par nous. Elle est venue trop tôt, comme ces invités qui arrivent à l’heure où la maîtresse de maison est encore en chemise.” Cette chemise me ravit.
Photos 1, 2 et 4 courtoisie du Jeu de Paume. Dora Maar étant représentée par l’ADAGP, la reproduction de sa photographie sera ôtée du blog à la fin de l’exposition.