21 février 1821/Naissance de Rachel

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


   Le 21 février 1821 naît à l'auberge Soleil d'Or de Mumpf (Argovie, Suisse) Elisabeth Rachel Félix, plus connue sous son seul prénom de Rachel.

EXTRAIT D’UN SOUPER CHEZ MADEMOISELLE RACHEL

MOI [Alfred de Musset]
   ― Quel rôle étudiez-vous maintenant ?

RACHEL
   Nous allons jouer, cet été, Marie Stuart ; et puis Polyeucte et peut-être...

MOI
   Eh bien ?

RACHEL, frappant du poing sur la table.
   Eh bien, je veux jouer Phèdre. On me dit que je suis trop jeune, que je suis trop maigre, ce sont des sottises. C'est le plus beau rôle de Racine ; je veux le jouer.

SARAH [sœur de Rachel]
   Ma chère, tu as peut-être tort.

RACHEL
   Laisse-moi donc ! Si on trouve que je suis trop jeune et que le rôle n'est pas convenable, parbleu ! j'en ai dit bien d'autres en jouant Roxane, et qu'est-ce que ça me fait ? Si on trouve que je suis trop maigre, je soutiens que c'est une bêtise. Une femme qui a un amour infâme, mais qui se meurt plutôt que de s'y livrer, une femme qui a séché dans les feux, dans les larmes, cette femme-là n'a pas une poitrine comme celle de madame Paradol. Ce serait un contre-sens. J'ai lu le rôle dix fois, depuis huit jours ; je ne sais pas comment je le jouerai, mais je vous dis que je le sens. Les journaux ont beau faire, ils ne m’en dégoûteront pas. Ils ne savent qu'inventer pour me nuire au lieu de m’aider et de m’encourager ; mais je jouerai, s'il le faut, pour quatre personnes.
Se tournant vers moi.

   Oui, j’ai lu certains articles pleins de franchise, de conscience, et je ne connais rien de meilleur, de plus utile ; mais il y a tant de gens qui se servent de leur plume pour mentir, pour détruire ! Ceux-là sont pires que des voleurs ou des assassins. Ils me tuent l’esprit à coups d'épingle ! Oh ! il me semble que je les empoisonnerais !
   […] M. de Musset, voulez-vous que j'aille chercher le livre ? Nous lirons la pièce ensemble.

MOI
   Si je le veux !... Vous ne pouvez rien me proposer de plus agréable.
   […] Rachel se lève et sort ; au bout d’un moment, elle revient tenant dans ses mains le volume de Racine ; son air et sa démarche ont je ne sais quoi de solennel et de religieux ; on dirait un officiant qui se rend à l’autel, portant les ustensiles sacrés. Elle s'assoit près de moi, et mouche la chandelle […].

RACHEL, ouvrant, le livre avec un respect singulier, et s'inclinant dessus.
   Comme j'aime cet homme-là ! Quand je mets le nez dans ce livre, j’y resterais pendant deux jours sans boire ni manger !
   Rachel et moi, nous commençons à lire Phèdre, le livre posé sur la table entre nous deux. […] D'abord elle récite d'un ton très monotone, comme une litanie. Peu à peu elle s'anime. Nous échangeons nos remarques, nos idées sur chaque passage. Elle arrive enfin à la déclaration. Elle étend alors son bras droit sur la table, le front posé sur la main gauche, appuyée sur son coude, elle s'abandonne entièrement. Cependant elle ne parle encore qu'à demi-voix. Tout à coup ses yeux étincellent ― le génie de Racine éclaire son visage ; elle pâlit, elle rougit. Jamais je ne vis rien de si beau, de si intéressant ; jamais au théâtre elle n'a produit sur moi tant d'effet.
   La fatigue, un peu d'enrouement, le punch, l'heure avancée, une animation presque fiévreuse sur ces petites joues entourées d'un bonnet de nuit, je ne sais quel charme inouï répandu dans tout son être, ces yeux brillants qui me consultent, un sourire enfantin qui trouve moyen de se glisser au milieu de tout cela ; enfin, jusqu'à cette table en désordre, cette chandelle dont la flamme tremblote, cette mère assoupie près de nous, tout cela compose à la fois un tableau digne de Rembrandt, un chapitre de roman digne de Wilhelm Meister et un souvenir de la vie d’artiste qui ne s'effacera jamais de ma mémoire.
Alfred de Musset, Un souper chez Mademoiselle Rachel (1839), in Œuvres posthumes, Alphonse Lemerre, éditeur, s.d. [1911], pp. 66-69.


Note d’AP : Un souper chez Mademoiselle Rachel est en réalité une lettre adressée par Alfred de Musset à sa marraine et amie Caroline d'Althon Shée Jaubert le 30 mai 1839, au lendemain d'un souper qui eut lieu chez Rachel, qu'il avait rencontrée à la sortie du Théâtre-Français. Ce texte a été publié dans le Magasin de la Librairie le 25 mars 1859, après un certain nombre de retouches apportées par Paul de Musset, le frère d’Alfred de Musset. C'est cette version qui a été reprise par l'édition Lemerre que j'ai sous la main. J'en ai retranscrit un court extrait.
  Rachel finira par jouer Phèdre en décembre 1842 : « Il nous a semblé voir non Mlle Rachel, mais Phèdre elle-même…, dira Théophile Gautier. Pendant deux heures, elle nous a représenté Phèdre sans que l’illusion cessât une minute. En rentrant dans la coulisse, elle semblait emporter toute la tragédie avec elle. »



Voir aussi :
- (sur 19e.org) un portrait de Mademoiselle Rachel.




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