Un quartier pauvre et vivant. Des hommes passaient à vélo, dignes dans leurs impeccables et sombres costumes à col, droits et raides malgré les cahots et les nids de poules. Des gamins jouaient avec des bouts de bois dans les ruisseaux. Trois ajummas accroupies contre le muret qui sépare chaque maison de la rue vendaient des rubans de tofu baignant dans une sauce rouge, au fond de leurs immuables bassines en plastique. La chaleur accablante enveloppait ce petit monde et l’étouffait.
Nous avons acheté une bouteille de Sindoksan - la Volvic locale – dans une petite échoppe de quartier. Nous avons traversé un marché, animé et caché dans une ruelle boueuse. Nous avons gravi la colline de Munsubong, au milieu des quelques familles venues en pique-nique, et des gamins occasionels courant dans les bois. Nous avons finalement atteint le sommet de la colline, où nous avons trouvé, sous un pavillon en béton, une bonne vingtaines de grand-mères en costume traditionnel en train de danser.
Nous nous sommes approchés. Elles dansaient de la façon traditionnelle coréenne, en faisant essentiellement bouger les bras, les avant-bras décrivant de petits demi-cercles au dessus de la tête tandis que les pieds servent à se déplacer à petits pas cadencés autour des autres danseuses. Toutes arboraient des sourires radieux. Scène rare.
L’une des grand-mères tenait un petit tambour, et chantait. Son tambour imprimait le rythme de la danse. D’autres étaient assises sur le parapet du pavillon et entouraient les danseuses, tout en battant la mesure de leurs mains. L’ambiance était joyeuse. Les visages étaient rouges, effet de la chaleur et de quelques verres de soju.
A notre arrivée, la femme au tambour s’est arrêtée. Flottement. Et puis, l’air de rien, elle s’est mise à chanter Bangapseubnida. Bangapseubnida est une chanson archi-connue au nord – et meme au sud - et dont chaque visiteur est gavé jusqu’à l’écoeurement. Son thème est la réunification, et célèbre le jour où les Coréens se retrouveront. Bangapseubnida signifie "enchanté de vous rencontrer".
Une invitation, donc. Un peu craintifs, nous sommes montés dans le chapiteau bétonné. Une grand-mère plus hardie – ou éméchée – que ses copines nous a pris par la main, et nous a entraîné dans sa danse. L’assemblée s’est mise à rire. Des petits rires timides, vite devenus de bons gros éclats de rire francs. Et nous tournions sur nous-même, levant les bras et les baissant au rythme des chansons qui se succédaient.
D’autres grand-mères se sont jointes à nous. L’ami rigolait, très à l’aise au milieu de cette assemblée du troisième âge tournoyante et délurée. Des gamins qui passaient se sont arrêtés pour admirer le spectacle. Moment de grâce. Loin de la paranoïa ambiante, loin de la pesanteur et de l'anxiété insidieuse qui empoisonnait le quotidien, loin du stress d’un travail qui s’effectuait dans des conditions difficiles, nous dansions. Et cela suffisait au bonheur d’une poignée de mamys en goguette qui se posaient peu de questions.
Les Coréens sont un peuple accueillant, chaleureux, émotif et fêtard. Des souvenirs de voyages dans les campagnes au Sud me sont revenus. Ce que les Séoulites sont peu à peu en train d’oublier au pied des tours de verre ultramodernes de Gangnam, ou entre les barres d’immeubles trop propres des riches ghettos de Bundang, je l’ai retrouvé ici, au sommet de cette colline perdue en banlieue de Pyongyang.