Bien humblement je reconnais ne pas connaître grand chose à l'oeuvre de Roland Barthes. Associé dans mon esprit au maoïsme de la revue Tel quel de Philippe Sollers
- et à la bande gauchiste des Foucault, Deleuze et Derrida - pendant des lustres je ne voulais surtout pas perdre mon temps à lire les
oeuvres d'un tel individu, dont la qualité littéraire ne pouvait qu'être automatiquement ternie par une telle promiscuité. Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es... Mais ce n'est pas toujours vrai ... et il ne faut jamais se contenter
d'instantanés ... ou de clichés.
Pour contrecarrer ce préjugé tenace - il durait depuis pas moins de quarante ans - il a fallu que ma curiosité soit mise petit à petit en éveil. Mon fils aîné est en train de rédiger une thèse de
doctorat es lettres sur l'écriture. Vaste sujet ! Lors de nos conversations, depuis plusieurs mois, il ne manque pas de me parler de Roland Barthes, qui fait partie des auteurs qui nourrissent
ses réflexions. Il y a quelques temps déjà il m'a même fait découvrir un texte de Barthes sur La Bruyère, qui pourtant ne m'a guère convaincu. C'était toutefois un premier pas.
Sans avoir eu malheureusement l'opportunité d'assister au dernier one-man-show de Fabrice Luchini, intitulé Le Point sur Robert, le véritable prénom de l'artiste, j'ai
appris que lors de ce spectacle, qui a lieu en ce moment à l' Espace Cardin, à guichets fermés - il est en conséquence inaccessible -, le comédien dit
des textes de Paul Valéry, Roland Barthes, Chrétien de Troyes, Molière... et de lui-même. Un Roland Barthes en meilleure compagnie que celle des années
septante ne pouvait que m'amener à m'interroger une nouvelle fois sur cet auteur par moi trop longtemps ignoré.
Depuis des années je m'intéresse aux écrivains qui écrivent sur leur mère. C'est ainsi que j'ai lu l'an passé Pardon mère de Jacques Chessex et que j'avais lu, entre
autres, auparavant, Lettres à sa mère d'Antoine de Saint-Exupéry, La mort d'une mère de Roger Peyrefitte et Le livre de ma mère d'Albert Cohen. Sans doute cet
intérêt provient-il du fait que j'ai eu moi-même une longue relation privilégiée avec ma propre mère, sur laquelle peut-être un jour j'aimerais écrire.
Aussi, quand j'ai appris que Journal de deuil était un livre composé à partir de notes, prises au fil du temps, sur le chagrin que Roland Barthes avait éprouvé après la mort de sa mère,
quand j'ai appris qu'il avait des attaches, comme moi, au Pays Basque et quand j'ai entendu sa voix dont le timbre est proche de celui de mon père, ces correspondances m'ont-elles décidé à me
procurer ce livre.
Avant de me lancer dans cette lecture j'ai encore fait une tentative, infructueuse, de lire Le degré zéro de l'écriture. C'est, je veux bien le croire, un livre fort savant sur
l'écriture, mais il me tombe littéralement des mains. Il n'en est pas de même de L'empire des signes, écrit beaucoup plus tard et que je savoure littéralement : je le déguste
par petites lampées et m'en délecte. Je ne me lasse pas notamment de lire et de relire le passage sur Les baguettes, qui est un véritable petit joyau littéraire. Dans ce livre
Roland Barthes a parfaitement observé et restitué l'univers japonais, dont, pratiquant un des arts martiaux, je suis fortement imprégné.
En tout cas il est difficile de croire, en lisant quasiment en même temps Le degré zéro de l'écriture et L'empire des signes, que c'est le même auteur qui les a écrits. J'avais eu la même impression en lisant les Antimémoires de Malraux après m'être obstiné à lire L'espoir, sans aller jusqu'au bout de ce pensum. Dans son livre merveilleux, En lisant en écrivant, Julien Gracq fait une distinction entre les écrivains qui gardent leur manière d'écrire tout au long de leurs oeuvres publiées et ceux qui la font sans cesse évoluer. Roland Barthes doit appartenir à la seconde catégorie.
Sachant que
Roland Barthes avait seulement pris des notes pour lui-même, quand j'ai ouvert son Journal de deuil, j'avais le sentiment coupable de commettre une effraction, de violer une intimité et
en même temps je confesse que la curiosité était la plus forte. Pour me donner bonne conscience je me suis répété tout au long la dernière phrase que Nathalie Léger, qui en a établi le
texte et l'a annoté, écrit dans son avant-propos : "On ne lit pas ici un livre achevé par son auteur, mais l'hypothèse d'un livre désiré par lui, qui contribue à l'élaboration de son oeuvre
et, à ce titre, l'éclaire".
Le lecteur du Journal de deuil qui a connu les mêmes affres sera à même de comprendre ce que ressent Roland Barthes et
celui qui ne les a pas connues en aura un avant-goût de ce qui l'attend le jour venu. Car au-delà de l'éclairage de l'oeuvre, il y a celui de l'homme. Tout homme qui perd un être cher
ne peut que penser qu'un jour son tour viendra. Le 25 octobre 1977, la mère de Barthes s'éteint et deux jours plus tard il écrit : "Pour la première fois depuis deux jours, idée
acceptable de ma propre mort". Près d'un an plus tard, le 8 octobre 1978, il écrit : "La certitude de devoir mourir par cette logique-là [la mort de sa mère le
prouve : nous sommes tous mortels] m'apaisait".
Au terme de deuil ["trop psychanalytique", écrit-il le 30 novembre 1977 et "mot nouveau, psychanalytique, qui défigure", écrit-il le 5 juillet 1978], il préfère celui de chagrin, comme
Proust qui "parle de chagrin, non de deuil". Qu'il s'agisse de chagrin ou de deuil, le 12 mai 1978, il s'interroge : "J'oscille - dans l'obscurité - entre la constatation (mais
précisément : juste ?) que je ne suis malheureux que par moments, par à-coups, d'une façon sporadique, même si ces spasmes sont rapprochés - et la conviction qu' au fond, en fait, je
suis sans cesse, tout le temps, tout le temps malheureux depuis la mort de mam."
Cette oscillation se retrouve tout au long du Journal : "Je sais maintenant que mon deuil sera chaotique "
[2 novembre 1977] ; "Le chagrin n'a rien emporté tout de suite - mais en contrepartie il ne s'use pas" [29 novembre 1977] ; "J'ai appris qu'il était immuable et sporadique : il ne s'use
pas parce qu'il n'est pas continu" [18 février 1978]. Au début son deuil - ou son chagrin - se traduit par de l'émotivité ["Gêné et presque culpabilisé parce que je crois
que mon deuil se réduit à une émotivité. Mais toute ma vie n'ai-je été que cela : ému ?" écrit-il le 10 novembre 1977]. Quelques mois plus tard, le 20 mars 1978, il constate : "On me dit : le
Temps apaise le deuil - Non, le Temps ne fait rien passer; il fait passer seulement l'émotivité du deuil". Ce qu'il confirme deux jours plus tard : "L'émotion (l'émotivité) passe, le
chagrin reste".
Paradoxalement - mais c'est une apparence trompeuse - Barthes a besoin de solitude et n'a pas besoin de monde : "C'est lorsque nous sommes bousculés, affairés, extériorisés, que nous
avons le plus de chagrin. L'intériorité, le calme, la solitude le rendent moins malheureux"[19 mars 1978]; "Au deuil intériorisé il n'y a guère de signes. C'est l'accomplissement de l'intériorité
absolue. Toutes les sociétés sages cependant, ont prescrit et codifié l'extériorisation du deuil. Malaise de la nôtre en ce qu'elle nie le deuil". Ne dit-on pas pourtant que les grandes douleurs
sont muettes ?
Comment s'adresser à sa mère, lui qui ne croit pas à l'au-delà : "Continuer à "parler" avec mam. (la parole partagée étant la présence) ne se fait pas en discours intérieur (je n'ai jamais
"parlé" avec elle), mais en mode de vie : j'essaye de continuer à vivre quotidiennement selon ses valeurs" [18 août 1978], et se reproche de ne pas y arriver : "Je deviens, par la perte de
mam., le contraire de ce qu'elle était. Je veux vivre selon sa valeur et n'arrive qu'au contraire" [31 décembre 1978]. C'est-à-dire à la sécheresse de coeur, à l'acédie [terme emprunté à la
théologie médiévale : voir sa conférence au Collège de France de décembre 1978, intitulée "Longtemps, je me suis couché de bonne heure"].
Il ne croit pas en Dieu, mais il pousse ce cri étonnant le 13 juillet 1978 :
"Quelle barbarie de ne pas croire aux âmes - à l'immortalité des âmes ! Quelle imbécile vérité que le matérialisme !". Il ne se soucie pas de postérité, mais il ne peut supporter qu'il en soit
ainsi pour mam. : "Peut-être parce qu'elle n'a pas écrit et que son souvenir dépend entièrement de moi" [29 mars 1979].
Dans sa conférence au Collège de France de décembre 1978, intitulée "Longtemps, je me suis couché de bonne heure", Barthes dit : "Le "milieu de la vie" n'est peut-être jamais rien
d'autre que ce moment où l'on découvre que la mort est réelle, et non plus seulement redoutable. Ainsi cheminant, il se produit tout d'un coup cette évidence : d'une part, je n'ai plus le temps,
d'essayer plusieurs vies [...], d'autre part, je dois sortir de cet état ténébreux [...] où me conduisent l'usure des travaux répétés et le deuil. Or, pour celui qui écrit, qui a choisi d'écrire,
il ne peut y avoir de "vie nouvelle", me semble-t-il, que la découverte d'une nouvelle pratique d'écriture".
Du 15 avril 1979 au 3 juin 1979 Roland Barthes a rédigé La Chambre claire, sur la photographie et sa mère, que d'aucuns considèrent comme son chef d'oeuvre. Le "milieu de sa vie" aura
été de courte durée puisqu'il est mort le 26 mars 1980 ...
Francis Richard
L'internaute peut se faire une idée de la voix de Roland Barthes en écoutant cette vidéo :
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 05 juin à 12:49
De la composition des larmes 29 Octobre 1977 "Les désirs que j’ai eus avant sa mort (pendant sa maladie) ne peuvent plus maintenant s’accomplir, car cela signifierait que c’est sa mort qui me permet de les accomplir -que sa mort pourrait être en un sens libératrice à l’égard de mes désirs (...) Il faut attendre -à supposer que cela se produise- qu’un désir nouveau se forme , un désir d’après sa mort." (page 28 du "Journal de Deuil") Je ne sais pas au juste ce qui peut être compris instantanément à la lecture de cette citation , si il est aisé ou pas d’en percevoir l’extrême justesse. Ce qui est certain c’est que Barthes n’a pas écrit ce journal pour nous mais pour lui seul ce qui ne veut pas dire que nous n’ayons ni le droit ni la compétence pour le lire. Il me semble que c’est exactement le contraire. La tempête médiatique dans le verre d’eau de l’édition lors de la parution du livre (fallait-il ou non publier ?) est bien française et n’intéresse que les théologiens et ceux qui n’ont rien à dire sur le texte. Proust n’a jamais publié "Jean Santeuil" mais il ne l’a pas non plus brûlé. Rien n’est plus simple pour un écrivain que de supprimer ce qu’il considère comme superflu c’est même la nature de son travail : Platon l’a fait avec ses poèmes , Varèse avec ses partitions de jeunesse. Ce journal existe et par principe il appartient à celui qui a envie de le lire. Seulement bien sûr ici il ne s’agit pas du canevas d’un projet littéraire mais du compte rendu bien réel d’un deuil qu’un homme établit pour lui même. Moment étrange du deuil que la société accorde pour un temps nécessairement très limité. On tolère votre détresse , on vous incite même à la montrer mais pas trop longtemps. Vous pouvez à l’envi revêtir la bure et présenter la face de carême que vos amis attendent de vous. Vos amis , vos proches le tolèrent certains même avec l’engouement suspect de ceux qui croient partager une émotion forte trop contents d’assister à un film dont il n’ont pas à payer l’entrée. De cela en un sens Barthes ne dit mot.Le point de départ n’est pas celui de "L’Etranger" ("Aujourd’hui maman est morte...").Il n’y a pas cet ennui que l’on retrouve chez le patron du personnage de Camus qui se voit contraint d’accorder un jour de congé pour que son employé puisse enterrer sa mère. Il n’y a pas le poids de cet embarras hypocrite. Le point de départ de Barthes est bien plus intime donc plus obscur et en conséquence , plus rétif à l’expression : 26 Octobre 1977 "Première nuit de noces. Mais première nuit de deuil ? " (page 13) ça n’a l’air de rien en effet , une page entière pour jeter dix mots qui ressemblent à une mauvaise plaisanterie. J’ai pourtant la naïveté de croire que Barthes cerne précisément ce qu’est la perte de la mère pour un fils et que cet ensemble déconcertant de notes a une dimension universelle non négligeable. Se réjouir de la mort de la mère , s’en réjouir de façon étrange avant de prendre conscience instantanément que cette mort est la fin de toute chose. Le deuil n’a rien à voir avec les larmes il n’est qu’un mode particulier de la temporalité et à ce titre , un égoïsme de plus. On ne pleure pas le défunt on prend simplement acte qu’on est le prochain sur la liste , que la partie d’échecs contre la Faucheuse sera de toute façon perdue. Comme dans le film de Bergman on continue pourtant à jouer , on développe de subtiles stratégies mais pour la première fois de sa vie on a compris. Chez Barthes la partie d’échecs c’est son raisonnement alors évidemment l’ordonnance est confuse , énigmatique mais comme peut l’être une écriture dont le but est thérapeutique. Il n’écrit pas pour nous mais à nouveau cela ne signifie pas que le texte nous soit incompréhensible. L’écriture comme seul salut à la manière d’un Fritz Zorn dans sa tentative de rationaliser son cancer. Zorn construit son texte ("Mars", éd Gall) pour établir de façon quasi scientifique qu’il était normal qu’il développât cette maladie de par son milieu , sa tradition familiale et ses propres renoncements. Mettre au jour une existence dérisoire (réelle ou inventée)pour mieux en expliquer sa conséquence : j’ai été lâche toute ma vie , le cancer en est la conséquence logique...Rationaliser, remonter à la cause , qu’elle soit chimérique ou même délirante n’a aucune importance, c’est toujours une cause à laquelle on peut se rattacher. 2 Novembre 1977 "L’étonnant de ces notes , c’est un sujet dévasté en proie à la présence d’esprit" (page 40) A partir du 29 Novembre l’écriture de Barthes se modifie , le style devient plus télégraphique pendant plusieurs jours , les notes vont ressembler de plus en plus à la préparation d’un cours de philo avec ses abréviations , ses flèches de renvoi et ses références à développer : se mettre à distance par son propre raisonnement, croire qu’on peut encore tout contrôler, s’extraire du problème en se tenant à distance dans la posture du maître d’école comme si ça permettait de moins souffrir. Texte déconcertant, c’est bien possible. Un instant de "noces" pour une vie de "deuil" , il me semble que c’est de tout cela dont parle Barthes. Ceux qui se sentent concernés par ce texte le liront avec profit. Ce livre est leur propriété.
posté le 08 juillet à 11:49
Eh oui et peut être un jour découvrirez vous que Foucault, Deleuze, ces infréquentables, ont aussi écrit des textes magnifiques et riches d'enseignements!