Voilà une chronique, une vraie. Après une série de films élaborés et tortueux, le dernier Claire Denis pourrait presque être décrit comme un film où il ne se passe rien. Sauf que le « rien » en question s'appelle la vie, celle que Dutronc nomme madame l'existence. L'air de rien, par très petites touches, la cinéaste dresse un portrait collectif touchant et réaliste, qui réchauffe et remplit comme les 35 rhums du titre. Plus que jamais, elle se fait l'ambassadrice d'un cinéma de l'implicite, où le spectateur est invité à compléter lui-même sa vision de chaque personnage. On apprend peu de ces quatre-là, mais on devine tout un tas de choses sur eux, la complexité de leurs relations, le trouble de leur passé. Outre l'immeuble francilien dans lequel ils vivent, le point commun des personnages est qu'ils sont tous de passage, au sens propre comme au figuré. Pas étonnant si l'un des héros (oui, c'est le mot) est conducteur de RER et si une autre est chauffeur de taxi : du début à la fin, 35 rhums parle de transport, amoureux ou autre.
Et comment parler de transport sans montrer également le surplace, social ou affectif, qui les touche à un moment ou à un autre. Denis montre des personnages résignés mais pas désespérés, qui décident de ne pas subir la stagnation de leurs existences, mais au contraire d'en profiter. Par le biais de nombreuses scènes de bar, elle évoque la force de l'union, du métissage, sans pour autant faire de son film l'édifiante étude sociologique amorcée dans le premier quart d'heure (notamment par le biais d'un cours d'anthropologie). Là n'est pas la question : 35 rhums n'est pas une leçon de morale, mais un film sur ce qui fut appelé avec dédain la France d'en bas, ceux qui la font, ceux qui la vivent, avec parfois des bleus à l'âme mais en s'appuyant toujours sur du positif.
Portée par des interprètes juste exceptionnels (Venise aurait dû leur accorder une récompense collective), voilà une oeuvre qui prouve, si besoin était, que Claire Denis est l'un des rares piliers du cinéma hexagonal, capable de basculer dans la noirceur déconstruite au détour d'un film avant de s'ouvrir au monde dans le suivant. Avec toujours l'ambition d'un cinéma de qualité, porté l'air de rien par une écriture ciselée et une image étourdissante (ah, Agnès Godard). juste une très grande artiste, dont on devrait reparler d'ici peu, puisqu'un autre de ses films (tourné avant celui-ci) devrait sortir dans l'année.
8/10
(autre critique sur Tadah ! Blog)