En mois d'une décennie, l'intelligence économique s'est imposée comme un nouveau paradigme de l'interaction concurrentielle. Désormais les stratégies concertées de surveillance des environnements sont inscrites par les entreprises dans leur politique de maîtrise de l'information. Cependant, les aspects offensifs de cette discipline demeurent étrangers à l'immense majorité des organisations (états et groupes industriels) malgré la généralisation de pratiques stratégiques regroupées sous l'appellation de guerre de l'information. Un des versants les plus innovants de ce type de manœuvre consiste en la manipulation ou l'altération des symboles et de la connaissance. Cette pratique née aux Etats-Unis dans la communauté de défense, avant d'être transposée dans la sphère économique a été baptisée guerre cognitive. Notre communication interroge non pas les fondements, mais les figures et les enjeux qui sous-tendent l'étude de ce concept. Elle s'attardera ainsi davantage sur les pratiques que sur les théories en vigueur, et cela dans une perspective géostratégique.
1. De la guerre de l'information à la guerre cognitive : La stratégie de la persuasion
La date du 11 septembre 2001 n'est pas seulement le repère symbolique d'un changement d'ère, elle est aussi l'expression d'une dimension inédite de la guerre, celle qui se mène par l'information. La guerre du Golfe, l'intervention américaine en Somalie ainsi que les conflits dans l'ex-Yougoslavie avaient déjà donné un aperçu de cette mutation. Lors de l'invasion du Koweït par l'Irak, l'opinion publique américaine s'est mobilisée à la suite d'une désinformation orchestrée par les autorités américaines. Le débarquement télévisé des troupes américaines sur les plages de Mogadiscio, de même que le lynchage télévisé d'une unité de l'US Army, ont relégué au second plan la réalité politico-militaire de la guerre civile locale. Concernant les évènements du Kosovo, la polémique sur la manipulation de l'information n'a eu de cesse de s'amplifier. Cette dimension particulière de la guerre par l'information est devenue évidente dans le cadre de la mise en scène des attentats du 11 septembre. Aux Etats-Unis, plusieurs instituts spécialisés poursuivent des recherches en information warfare et information dominance. Une telle polarisation de la réflexion américaine sur l'information pourrait s'expliquer par le bilan négatif tiré de la guerre du Vietnam. Mais l'explication est à la fois plus globale et plus complexe. Les Etats-Unis sont placés devant un contexte stratégique inédit. Sans rival militaire, ils souhaitent assurer durablement leur suprématie en se présentant comme le modèle de référence de toutes les démocraties. Contrairement à une époque révolue, la dissuasion nucléaire ne suffit plus à Washington pour imposer ses vues aux autres pays sur les échiquiers géopolitiques, économiques, culturels et sociétaux. Seule une maîtrise absolue de la production de connaissances en amont (circuits éducatifs) et en aval (Internet, médias audiovisuels) peut leur assurer une légitimité durable sur le contrôle des affaires mondiales.
En France, les milieux de la Défense ont travaillé sur les applications techniques de la démarche américaine. Des industriels commercialisent des produits labellisés « information dominance ». De son côté, le Centre d'Electronique de l'Armement (Celar), met au point une capacité de guerre électronique et de guerre informatique. Nul ne songe aujourd'hui à contester les carences du dispositif hexagonal au niveau doctrinaire. Ce retard peut être comblé, malgré les blocages qui affectent encore ces institutions ¾ séquelles liées à la guerre d'Algérie, interrogations collectives relevant encore de la seule gestion de crise.
Les guerres du cognitif opposent des capacités à connaître et produire ou déjouer des connaissances. Les sciences cognitives portent sur l'ensemble des sciences qui concernent la connaissance et ses processus (psychologie, linguistique, neurobiologie, logique, informatique). La définition que nous donnons de la guerre cognitive est donc la manière d'utiliser la connaissance dans un but conflictuel. Elle se différencie de l'acception américaine dont le processus relève de l'art du leurre. Il existe en fait deux manières distinctes d'appréhender ce concept : dans un rapport (au demeurant classique) du fort au faible et inversement. Les multiples formes d'affrontement qui secouent périodiquement le monde de l'entreprise démontrent que l'innovation dans ce domaine n'est pas forcément du côté de la force brute. En guerre cognitive, David doit vaincre Goliath.
2. Du combat asymétrique à la guerre cognitive
Depuis les attentats de New York et Washington, la Maison Blanche affirme de manière péremptoire la domination sécuritaire des Etats-Unis sur les affaires du monde et le rôle de modèle joué par l'économie américaine dans la mondialisation des échanges. Dans un rapport du fort au fort, leur superpuissance militaire, économique et politique n'a plus d'égal. Cette asymétrie qui conduit une partie des dominés à remettre en cause cette superpuissance voire à se rebeller, révolutionne aujourd'hui la problématique des antagonismes entrevus depuis le Pentagone. Désormais les adversaires des Etats-Unis sont réduits à un affrontement du faible au fort. Cette situation conduit les Américains à développer aujourd'hui une réflexion nouvelle sur la stratégie du fort au faible. Officiellement, les théoriciens du Pentagone sont amenés à centrer leurs réflexions sur les low intensity conflicts (LICs), ainsi que sur les opérations autres que la guerre (interventions civilo-militaires, opérations de pacification fondées sur le social learning). Nous pourrions rajouter à cette nouvelle polémologie, entamée dans le cadre de la Révolution des Affaires Militaires, la stratégie de séduction diplomatico-économique (soft strategy). Cette fracture culturelle nous amène à poser la question suivante : quelle est la menace la plus importante que les Etats-Unis aient à anticiper ? S'agit-il des coups reçus à la suite d'actions terroristes, de manœuvres insidieuses d'Etats criminels, d'actes isolés ou collectifs de forces qualifiées de « barbares »... ou bien de la perte de puissance suite à l'émergence progressive d'un empire concurrent en Europe ou en Asie ? Le prix financier et humain des Twins Towers n'est pas comparable avec un repli éventuel de l'empire américain en termes économique et monétaire. Il ne s'agit pas seulement de pertes de marchés ou d'affaiblissement du dollar par rapport à l'euro. L'Histoire est implacable sur ce point. Un empire dominant ne supporte pas la remise en cause de sa suprématie militaire ou diplomatique, quelques soient les circonstances. Le débat demeure ouvert sur la stratégie et la maîtrise des rapports de force demeurera ouvert tant que la menace principale sera passée sous silence. Pourtant cette omission dans les déclarations et les textes répond à une logique certaine. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis sont officiellement alliés de tous les Etats d'Europe occidentale.
Le développement de la société de l'information a modifié profondément le cadre des conflits. L'affirmation de John Arquilla et de David Rundfeldt, spécialistes de la guerre en réseau (netwar) à la Rand Corporation, donne le ton de cet autre postulat : « Ce n'est plus celui qui a la plus grosse bombe qui l'emportera dans les conflits de demain, mais celui qui racontera la meilleure histoire ». Dans cette optique, les Américains ont fait état, à partir de 1997, du concept clé d'information dominance. Défini comme le déploiement dans l'espace qui garantit les moyens de méta-contrôle, de prévention, de préemption et de coercition, cette doctrine aurait la vocation de « façonner le monde par l'harmonisation des pratiques et des normes internationales sur le modèle américain ». Contrairement à ce que veulent croire les conseillers ministériels issus des élites traditionnelles, cette refonte de la pensée stratégique ne s'arrête pas à un jeu de patience diplomatique. La montée en puissance de l'Europe au détriment de l'empire dominant sera le fruit d'un combat permanent dans lequel interviendra une multiplicité d'acteurs. L'originalité de ce combat est qu'il n'aura pas d'existence affirmée sur la scène internationale. La confrontation de puissance entre les Etats-Unis et l'Europe se fera de la manière la plus silencieuse qui soit.
3. L'émergence d'une guerre cognitive de nature sociétale
Les oppositions croissantes qui se font jour entre l'Europe et les Etats-Unis sont principalement d'ordre sociétal. Elles concernent entre autres les modes d'alimentation, dont la culture fast food n'est pas forcément désirée par les sociétés du sud de l'Europe. Ce clivage profond donne lieu à une forme de guerre par l'information qui se décline depuis plusieurs années à travers la polémique sur les normes agroalimentaires que les lobbies anglo-saxons veulent imposer à l'Union européenne. La société Monsanto a subi un revers sérieux dans l'affaire des Organismes Génétiquement Modifiés. Sur ce terrain comme sur d'autres, les effets des polémiques orchestrées dans un rapport du faible au fort auront des conséquences importantes sur les jeux d'acteurs. Il est intéressant de noter que les chercheurs américains, spécialistes des conflits asymétriques ou des guerres cognitives, ont beaucoup de difficultés à analyser le contenu de ces guérillas informationnelles. La raison est simple : en posant comme axiome de départ que le système américain est un modèle pour le monde, ces auteurs s'enferment dans une grille d'analyse qui exclut une lecture réaliste des évènements extérieurs à leur culture. Ainsi, un chercheur de Monsanto peine à comprendre pourquoi un agriculteur s'emploie à boycotter une semence conçue pour ne pas être réutilisée. Cette innovation génétique constitue pour l'industrie agrochimique américaine une source de profit et d'activités supplémentaires. Mais elle est une source de dépendance insupportable pour certains de ses clients du monde agricole. La guerre cognitive menée par Monsanto consiste à mobiliser tous les moyens psychologiques pour influer sur les comportements futurs des consommateurs. L'effort managérial se concentre alors sur le transfert des techniques psy ops testées par l'armée américaine dans le modus operandi du marketing intelligence. Dans cette guerre du fort au faible, les Américains risquent de se confronter à terme à des crises de rejet qui dépassent le cadre local.
4. l'Europe face au défi de la guerre cognitive
Dans une perspective géostratégique, l'Europe communautaire ne peut faire l'économie d'une réflexion collective sur l'ensemble des enjeux et des conceptions qui s'attachent à l'étude de la guerre cognitive. En effet, si les entendements initiaux de la domination informationnelle relevaient du seul champ militaire, ses sphères d'applications les plus récentes tendent à concerner des champs élargis d'ordres politiques, économiques, culturels et sociétaux. Pourtant, l'évaluation stratégique des menaces inhérentes aux objets de la manipulation de l'information et de ses implications à long terme, demeure en Europe une problématique encore marginale. Il apparaît toutefois que cet axe de recherche va figurer au cœur des principales interrogations stratégiques futures. Les rivalités économiques, qui prévalaient au plus fort de la guerre froide, ont disparu au profit d'un cadre complexe et incertain, où l'intensification des rapports de forces justifierait le recours à des mouvements stratégiques offensifs renouvelés. Cette réalité induit désormais l'obligation qui est faite aux différents acteurs (entités régionales, Etats et entreprises) d'appréhender la maîtrise de l'information en environnement hostile. Outre une virtuosité élémentaire dans la gestion des sources ouvertes, il importe à cet égard de valoriser la prééminence du thème de ce travail que constitue l'altération de l'information à des fins de subversion économique. Ce leitmotiv constitue dès à présent une question primordiale dans la prémonition des futurs équilibres géoéconomiques.
Les principaux Think Tank américains, en liaison avec les Départements concernés, mènent des recherches destinées à sécuriser l'architecture informationnelle du pays. En parallèle, ils perpétuent d'autres travaux moins médiatisés, tel le perception management, relatifs à la valorisation de leur prépondérance diplomatique, économique, scientifique et culturelle. Si l'opinion publique internationale s'est émue en 1998 de l'existence du réseau Echelon, réseau qui intenterait aux libertés individuelles des ressortissants de l'Union européenne ainsi qu'à la pérennité des démocraties, nous considérons en revanche que l'appréhension offensive de l'information constitue un facteur autrement plus périlleux pour les nations tant ce questionnement relève délibérément du geste stratégique. Quelles que soient leurs déclinaisons et leurs desseins (géoéconomiques, concurrentiels ou sociétales), les stratégies indirectes par l'information entraînent des déséquilibres et des ruptures qui fragilisent l'organisation des rivalités internationales. La réunion du 5 mars 2001 de la Commission Echelon du Parlement Européen, a constitué l'étape élémentaire vers la connaissance de stratégies informationnelles élaborées. En effet, aucun membre de ladite commission n'avait jusqu'à cette date amorcé une quelconque réflexion sur la problématique de la manipulation de la connaissance. A défaut d'être ignorées, ces stratégies ne sont pas suffisamment connues et aucun modèle théorique ou méthodologique ne vient illustrer et expliciter l'effectivité de telles manœuvres. L'usage offensif de l'information soulève plusieurs interrogations majeures : la compétition économique à défaut d'être parfaite est-elle encore libre ? La généralisation de pratiques réelles moralement condamnables voire délictueuses ne remet-elle pas en cause le dogme institutionnel sur l'éthique des affaires ? L'imposition de normes internationales, conçues sur des modèles anglo-saxons, ne crée-t-elle pas des instabilités voire des déstabilisations contraire à la loyauté de la concurrence ?
Les stratégies de gestion de la complexité contemporaine omettent souvent les phénomènes relatifs aux nécessités de combattre des acteurs (notamment les Etats-Unis) qui figurent tantôt comme des partenaires politiques, militaires et diplomatiques ; et tantôt comme des adversaires économiques. En effet, la nouvelle grille d'analyse stratégique qui s'applique aujourd'hui aux relations internationales remet en cause une approche de l'information qui régnait jusqu'alors dans le mode de confrontation idéologique entre l'Est et l'Ouest. Autrement dit, comment coexister en étant conjointement allié géopolitique et adversaire potentiel, ponctuel ou durable sur des dossiers majeurs de l'économie mondiale ? Telle est la question cruciale qui domine les enjeux de puissance, extra et intra muros, de la construction européenne. Parce que cette configuration inédite entraîne un élargissement du champ des menaces que ne couvre pas la sécurisation du traitement de l'information, des communications et des réseaux, il s'agit avant tout de contenir les actions d'entrisme, de déstabilisation d'entités économiques, ou d'encerclement de marchés, menées par des opérateurs étrangers qui ont recours à des techniques de manipulation de l'information sous toutes ses formes. L'Europe a encore un long chemin à parcourir avant d'atteindre un stade de maturité sur la question de la maîtrise du risque informationnel. Occulter les variables qui interfèrent dans ce débat s'avèrerait préjudiciable tant elles sont multiples : cultures informationnelles des Etats membres complexes, connaissances hétérogènes et savoir-faire en intelligence économique contrastés, apprentissage du travail en réseau non théorisé, incohérence du marché privé de l'information, retard des administrations publiques, nécessité de faire émerger un conscience sociétale européenne. Les évènements récents survenus aux Etats-Unis ne doivent pas éclipser un des défis majeurs de l'Europe : réussir l'entrée dans la société de l'information. La pérennité de certaines entreprises, fleurons du vieux continent, est soumise à la formalisation d'une doctrine de sécurité de l'information. En effet, nous considérons qu'une large majorité d'entre elles n'est pas organisée pour appréhender les comportements de concurrents agressifs ou prédateurs. La défaillance avérée des acteurs privés, face aux manœuvres concertées d'intelligence stratégique américaines, impose par conséquent le lancement de vastes réflexions collectives supra-nationales destinées à favoriser la compétitivité de la Nouvelle Europe. La formalisation d'une telle démarche traduirait assurément le franchissement des obstacles précités et constituerait le signal fort d'une volonté stratégique de contre-dominance.
Penser la préservation des intérêts de puissance du vieux continent, c'est vouloir agir sur le contexte et les systèmes pour que cette problématique soit érigée parmi les priorités stratégiques. Cela requiert, au préalable, une prise de conscience de l'élargissement des types des risques et une mobilisation continue des institutions concernées. A ce titre, il s'avère crucial que les différentes communautés nationales d'intelligence économique fassent preuve de la volonté créatrice qui pérennisera la dynamique uniforme dont souffre encore l'Union Européenne. Développer l'intelligence de l'Europe nécessite donc l'affirmation d'une réelle ambition concertée face aux stratégies d'influences hégémoniques américaines. Relever le double défi de la cohésion des communautés supranationales et l'appréhension des menaces informationnelles, constitue les conditions élémentaires dans l'élaboration d'une telle doctrine. L'absence de dispositions juridiques, concernant la manipulation de la connaissance dans l'architecture de sécurité héritée de la fin de la guerre froide, traduit une méconnaissance grave de ces préoccupations. Tenter de combler cette lacune ne signifie pas pour autant la cessation de la coopération transatlantique. Appeler au devoir de vigilance à l'encontre de notre principal partenaire politique ne constitue pas la réfutation des liens historiques, ni même l'altération d'un projet commun et global en faveur de la paix. Bien au contraire, cela doit contribuer au rééquilibre géostratégique dont le corollaire est l'affirmation de la liberté et de la démocratie.
5. Le renouveau du cadre polémologique
Historiquement, mais ce phénomène est particulièrement observable depuis la survenue des révolutions industrielles, les scientifiques et les acteurs économiques ont préféré retenir les retombées positives et les bienfaits des avancées technologiques. L'approche « humaniste » privilégie en effet l'impact bénéfique pour les sociétés au détriment d'un second examen qui s'interroge sur les stratégies d'affrontement susceptibles d'apparaître au travers d'aplications industrielles. L'irruption des nouvelles technologies et l'entrée dans la société de l'information ne dérogent pas à cette observation. Concevoir cette ère naisante sous le seul jour du konwledge management et omettre les enjeux conflictuels relèverait de la déraison totale. Qu'il s'agisse de batailles pour le contrôle des marchés de la connaissance ou d'attaques médiatiques via le support d'Internet, les oppositions modernes entre les acteurs économiques acquièrent une dimension inédite, et démontrent une inexpérience stratégique dans le prolongement que constitue la gestion des crises. L'actualité internationale récente (crises dans les secteurs industriels de la santé, de l'agroalimentaire, de l'énergie ou de l'environnement) atteste, si nécessaire, le rôle déstabilisateur joué par l'information grâce au levier d'Internet. C'est pourquoi, contrairement aux courants de pensée qui gratifient l'équilibre naturel des environnements et posent à la fois les règles et les accodomodations proposées aux organisations, nous considérons que les contextes globaux sont soumis aux décisions volontaristes des hommes qui fondent la stratégie de leurs entités. Au-delà de l'école structurale qui ne vise qu'à la pérennité d'un postulat prédéfini, nous croyons en une approche pro-active dont la finalité consiste à influencer des fondements pour maîtriser son environnement. Néanmoins, pour parvenir à l'élaboration d'un modèle européen de sécurité de l'information, il convient au préalable de s'affranchir des réticences cognitives qui perdurent. En effet, les stratégies d'intelligence économique offensive sont encore perçues comme des manœuvres hétérodoxes. Il s'agit dès lors de combattre les dogmes et de s'affranchir d'une perception éminemment idéologique et subversive qui s'attache à cette sous-discipline. Ainsi, quelles que soient les turbulences qui affectent les environnements, des comportements spécifiques (que l'on se place d'un point de vue déterministe ou volontariste) doivent être envisagés afin de contenir les actions de fragilisation des systèmes « complexes » européens. Alain-Charles Martinet distingue « la stratégie à but positif, qui cherche à positionner l'acteur comme sujet désireux de concrétiser son projet, et la stratégie à but négatif dans laquelle l'acteur tente d'empêcher l'autre de lui imposer un statut d'objet ou d'agi ». Les stratégies de dissuasion par l'information s'inscrivent comme la volonté et la capacité manifeste d'une organisation à n'être ni soumise ni vulnérable. C'est pourquoi, son projet d'acteur consistera, en cas d'agression, à recourir à des techniques subversives identiques aux effets tels, qu'ils causeront des dommages au moins aussi importants au concurrent instigateur de la tentative de déstabilisation. Selon le vieil adage, Si vis pacem para bellum, l'acteur soucieux de la protection de son patrimoine devra malgré son « filtre perceptuel » être en mesure de démontrer la valeur dissuasive de l'information en sa possession. Ceci suppose au préalable la maîtrise de principes élémentaires issus de la tactique dans un rapport du faible au fort : contourner et prendre à revers, attaquer sur les points déficients, affaiblir et contre-argumenter (avec une notion d'anticipation) plutôt que de désinformer.
6. La culture hexagonale de l'intelligence stratégique ou la nécessité d'une révolution cognitive
Les conclusions du groupe de travail « Intelligence économique et stratégie des entreprises » du Commissariat général au Plan - dit rapport Martre - ont mis en valeur l'importance de l'intelligence économique comme facteur immatériel de la compétitivité des organisations. L'obligation, faite aux agents économiques de s'adapter aux nouveaux équilibres qui s'établissent entre concurrence et coopération, induit désormais que les stratégies industrielles reposent essentiellement sur les aptitudes des entreprises à accéder aux informations stratégiques pour mieux anticiper les marchés futurs et les stratégies des concurrents. Ainsi, la gestion stratégique de l'information économique est devenue l'un des moteurs fondamentaux de la performance globale des Etats et des entreprises. Dès lors, un certain nombre d'entreprises ont déployé des efforts importants dans le domaine de l'intelligence économique. Cependant, l'évaluation de la pratique française fait clairement apparaître l'ampleur des progrès qu'il convient encore d'accomplir au regard des expériences étrangères ¾ notamment l'ingénuité cognitive, organisationnelle et stratégique des entreprises. Si des avancées importantes ont été réalisées, notamment dans les domaines de la veille déclinée sous ses multiples expressions (concurrentielle et commerciale, technologique, financière, organisationnelle, politique et réglementaire, etc.), la maîtrise des aspects offensifs de l'intelligence économique demeure encore imparfaite dans l'immense majorité des grandes organisations. Pourtant les procédés concurrentiels visant à l'affaiblissement ou l'élimination d'une entreprise ont un coût bien identifié. Il convient désormais de reconnaître que ces manœuvres ne revêtent plus un caractère inattendu ni même exceptionnel. Dans un cadre d'offensive généralisée, l'entreprise ne doit plus se contenter de comprendre et d'anticiper sur les stratégies de ses concurrents. Elle doit se préserver des attaques envers son patrimoine informationnel, et plus généralement à l'encontre de ses intérêts vitaux. Les aspects offensifs et défensifs sont à ce point imbriqués qu'il est difficile de les séparer et même dangereux de les penser distinctement.
Pourtant la généralisation de mouvements stratégiques offensifs, en tant qu'expression de la politique générale des entreprises, ne constitue pas une violation de la compétition économique mondiale. En revanche, la relative confusion des intérêts économiques privés et publics américains, concernant les cent plus grands contrats mondiaux annuels, implique le recours à des stratégies d'influences multiformes ciblées, à des moyens de pression, à la démocratisation et à la promotion du soft power, à la généralisation des pratiques de perception management. Dans le cas présent, il ne s'agit pas de céder à une quelconque facilité discursive anti-américaine dénuée de toute introspection sur la propre volonté européenne d'affirmation de puissance. Parce que les Etats-Unis sont les seuls en mesure d'asseoir une réelle supériorité dans l'ensemble des domaines fondamentaux, il importe que l'Europe s'arroge les principes tactiques et stratégiques de fragilisation ou de contrainte à l'encontre du fort. L'avènement de la doctrine de sécurité économique américaine a généré une mutation profonde des antagonismes concurrentiels. Par ailleurs, au-delà des menaces représentées par la concurrence, les entreprises vont de manière croissante être également confrontées aux courants contestataires issus de la société civile, et dont les revendications idéologiques seront en mesure de porter gravement atteinte à leur image. Les firmes de certains secteurs industriels (énergie, alimentation et grande distribution) figurent déjà parmi les cibles de telles organisations. L'opposition des qualités de l'esprit aux défauts du profit, des constantes humanitaires aux variables économiques, et les mobilisations des intellectuels contre les intérêts marchands monopolistiques sont déjà autant de motifs de déstabilisation que seul un projet discursif de contre-argumentation peut rendre caduque.
7. Les stratégies de maîtrise du risque informationnel
La gestion des risques stratégiques ne sauraient se circonscrire aux seuls aspects financiers. Il est regrettable que le risk management n'ait pas encore intégré l'ensemble des menaces liées à une utilisation subversive de l'information. La notion de risque informationnel est née avec l'avènement de l'information dont l'exploitation stratégique constitue désormais une réalité et un enjeu pour les organisations. L'irruption des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication a largement contribué à l'exacerbation des antagonismes concurrentiels globaux. Loin des utopies originelles, la société de l'information a engendré des luttes inédites sur l'échiquier de la compétition économique mondiale. En effet, au temps de la guerre froide, la rivalité entre les deux blocs était prioritairement de nature idéologique ¾ politique et militaire. La maîtrise de l'information relevait quasi exclusivement du champ géostratégique. Or, l'effondrement du bloc soviétique a transformé ce paradigme. Désormais, l'appréhension de l'information dépasse le seul cadre géostratégique classique et s'immisce en profondeur dans les sphères concurrentielles et sociétales. Quel que soit l'objet des affrontements, l'information s'articule et s'exploite au cœur de l'interrogation stratégique des organisations. L'intensification quantitative et qualitative de pratiques déloyales et/ou de stratégies fondées sur la ruse démontre l'efficience de la gestion offensive des flux informationnels. Il en résulte une fragilisation de l'intégrité économique (physique et patrimoniale) des entreprises qui en sont les cibles. Il s'avère donc primordial en matière de prévention du risque informationnel d'agir par anticipation. Nous prendrons soin de ne pas confondre les concepts d'anticipation et de planification stratégique. Le premier renvoie à la notion de prospective, c'est-à-dire éclairer l'action présente à la lumière d'un futur désiré. En d'autres termes, il établit une réponse de l'acteur à la perception qu'il a de son environnement d'une part, et à l'influence face aux actions menées pour peser sur cet environnement d'autre part. Néanmoins, l'anticipation se distingue de la prospective dans la mesure où elle s'ancre davantage dans l'action que dans l'analyse et la conceptualisation. Quant à la planification, elle ne parvient pas à un processus d'élaboration de stratégie. L'économie globale en « temps réel » exige le raccourcissement du lien entre le concepteur et le cadre dirigeant, ce qui rend la mise en œuvre et l'exécution de toute stratégie plus complexe. Le concept du « temps réel » rend dès lors caduque toute notion de planification. Ainsi, dans le contexte du risque informationnel, l'anticipation s'attache à la réduction des zones d'incertitude de l'environnement global des entreprises. Il va de soi que toute stratégie fondée sur l'anticipation ne saurait modéliser et écarter les risques dus au hasard.
Néanmoins, les entreprises peinent à admettre l'effectivité du concept de risque informationnel qui se décline sous deux aspects distincts ¾ accident informationnel ou crises liées à une déstabilisation par un adversaire. La gestion du risque informationnel, envisagée sous l'angle accidentel, tend à se professionnaliser au sein des entreprises. Ainsi, les thèmes de l'éthique, de la responsabilité sociale et du développement durable figurent désormais parmi les préoccupations majeures des dirigeants. La citoyenneté, l'environnement, la gouvernance d'entreprise, l'impact local, les ressources humaines sont autant d'interrogations auxquelles ne peuvent se soustraire les décideurs. Pourtant, il serait illusoire de considérer que le strict respect de ces « préconisations » suffise à réduire totalement les vulnérabilités informationnelles. Par conséquent, une entreprise responsable doit être en mesure (en terme de réactivité) de parer à toute menace. En amont, il importe de formaliser l'ensemble des réflexions et des opérations relatives à l'évaluation du risque informationnel. Toute évaluation repose sur une exigence naturelle d'objectivité et de systématisation. Concernant la problématique des risques informationnels et l'exposition à une déstabilisation stratégique, cela consiste à analyser l'environnement de l'entreprise afin de détecter les failles potentielles exploitables par la concurrence ou un tiers. Cette démarche se distingue d'une simple veille environnementale orientée « menaces » dans la mesure où elle vise à porter un jugement de valeur sur l'organisation, tandis que la veille identifiera les risques inhérents à l'activité sans déterminer une quelconque causalité. La décision d'évaluer est toujours liée à la volonté d'argumenter sur la réussite finale ou le bien fondé d'une action. Évaluer sa vulnérabilité informationnelle consiste donc à déterminer la valeur de la stratégie générale de protection du patrimoine informationnel de l'entreprise. Cela renvoie à l'unique question préalable : quels sont les dysfonctionnements de mon organisation qui pourraient être utilisés à mon encontre par un acteur soucieux de me déstabiliser ? La formalisation d'une doctrine européenne de sécurité de l'information n'est pas un obstacle insurmontable, pour peu qu'émerge la praxis stratégique à laquelle nous faisons référence.
Conclusion
En lançant le projet de création d'une Cyber Sécurity Task Force, la Commission Européenne entre dans la première phase d'élaboration d'une doctrine par l'expression des besoins, c'est-à-dire l'énumération des vulnérabilités générées par la société de l'information. L'intention existe mais il n'est pas sûr que la méthode adoptée soit la plus pertinente. La Commission Européenne a en effet sollicité la Rand Corporation Europe pour réfléchir sur cette typologie des vulnérabilités. Si nul ne songe à constester l'expertise de ce Think tank, en revanche un certain nombre de réserves peuvent être formulées sur l'objectivité de son analyse. Carthage n'aurait pas demandé au Sénat romain un audit similaire. Cette inféodation de la pensée géostratégique européenne au modèle de référence sécuritaire américain est certes un révélateur de l'état des rapports de force entre les deux blocs occidentaux mais elle n'est pas indépassable.
Afin de ne pas sombrer dans la duplication de la pensée d'outre-Atlantique, il nous semble indispensable d'initier une expertise européenne susceptible de créer un contrepoids salutaire aux propositions parfois très ethnocentristes de la Rand Corporation Europe. C'est la raison pour laquelle, nous proposons un axe de dialogue et de coopération au sein de l'Union européenne entre des experts sur le thème suivant : identification des risques informationnels pouvant remettre en cause la légitimité d'une politique de sécurité internationale. Cette proposition menée de concert par le LAREGE et le LABCIS a été formulée lors d'une rencontre avec un représentant de la Direction Générale de la Société de l'Information de l'Union Européenne. Cette démarche qui tend à sortir du cadre embryonnaire ne se limite pas à la communauté universitaire. Il est temps que les industriels, à l'image de leurs partenaires et concurrents américains, témoignent de leur détermination à se doter des outils intellectuels nécessaires pour redéfinir la notion de puissance dans le monde tumultueux qui s'ouvre devant nous.
Christian HARBULOT (2002)
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