19h45, la salle d'attente est encore bien chargщe, sept personnes sont lр. Je reconnais quelques uns de mes patients, mais il y a aussi trois tъtes que je ne connais pas.
Un couple s'avance et s'installe sur les deux seules chaises du cabinet. Je ne les connais pas.
Il ne faut pas se fier aux apparences. Certes. Ceci dit, le profil лаalcooliqueа╗ de monsieur semble щvident: un teint grisтtre, repliщ sur lui-mъme, tout en щtant revendicateur sur les premiers contacts. Il ne sent pas particuliшrement l'alcool. J'attends qu'ils m'annoncent le motif de leur consultation.
Me tournant vers madame, puis monsieur en alternance.
Moi: лаQue puis-je pour vous ? ╗
Elle le regarde. Il la regarde. Elle me regarde. Je le regarde. Il regarde le sol.
Il lшve enfin les yeux.
Lui: лаVoilр, j'ai un problшme d'alcool. Et ca me bousille la vie. ╗
Lui: лаJe viens d'entamer une psychanalyse pour comprendre pourquoi je penche vers l'alcool ╗
Il se met р pleurer. C'est bizarre car чa paraюt faux. On dirait qu'il se force р pleurer. Mais.. il ne faut pas se fier aux apparences.
J'apprends que чa fait plus de 20 ans qu'il a ce problшme d'alcool, qu'il est issu d'une famille aisщe parisienne, qu'il fit des щtudes brillantes, qu'il recherchait l'adrщnaline pour se donner une existence et qu'il s'est fait envahir subitement par l'alcool. Depuis, rien ne va plus.
Rщpercussions professionnelles. Il ne travaille plus.
Rщpercussions psychologiques. Il en est р sa deuxiшme tentative de suicide.
Rщpercussions familiales. Divorce et conflits. Il ne voit mъme plus ses enfants.
Il a fait au moins 10 cures de sevrage, il a щtщ suivi par des spщcialistes de l'alcool, des psychiatres, des psychologues. Il a fait appel aux mщdecines douces, р la mщdecine chinoise, aux alcooliques anonymes et autres associations.
La dame qui l'accompagne, n'est qu'une amie, auquel il a fait appel, en dщtresse. Elle le reчoit chez elle, pensant pouvoir l'aider. Le Craving (besoin impщrieux d'alcool) a fait irruption dans la vie de cette amie, elle l'a fait hospitaliser en urgence il y a р peine 48 heures... il est ressorti le lendemain. Dщception.
Elle lui ressort devant moi la classique absurditщ лаIl suffit d'avoir de la volontщ ╗, je la corrige sans dire р voix haute ce que je pense tout bas ла… et de croire au pшre Noыl aussi ╗.
Elle: лаIl est dщpressif. Il veut se foutre en l'air ╗
Lui : лаC'est pas la premiшre fois ╗
Elle: лаHier, je ne savais pas quoi faire. Alors je lui ai dit qu'il y aille ! ╗
Elle le regarde et rigole.
Elle: лаIl est allщ au lac de XXX, s'apprъtant р sauter de la digue. Un passant l'a stoppщ en lui disant qu'il n'y avait que 3 mшtres, alors que pour se tuer c'щtait pas le bon endroit. Du coup il est revenu et il en riait. Il est instable. Il passe du rire aux pleurs en quelques secondes ╗
Lui: ла╟a me fait pas rire р moi. ╗ Il re-pleure. ╟a р l'air toujours aussi faux.
Je suis bien emmerdщ. Qu'est ce qu'ils attendent de moi? Ils viennent comme чa, р 20h, sans rendez-vous. Je ne les connais pas, le suivi est assurщ par des spщcialistes en tous genres.
Moi: лаVotre dщtresse je la comprends. Je la comprends d'autant plus que nos possibilitщs sont restreintes, le taux d'щchec est effroyable, 10% de rщussite au mieux ╗
Lui: лаVous savez depuis le temps, je suis devenu un expert en alcool. A 10% vous ъtes optimistes ╗
Tout р coup, il part en fureur.
Lui : лаCes putains de mщdecins, ils ne peuvent rien. Ils servent р rien... ╗
Il continue ainsi 5 bonnes minutes. Et je suis globalement d'accord avec lui, чa fait 20 ans qu'il est dans ce merdier, et il en est toujours au mъme point, et ce n'est pas faute d'avoir essayщ avec les diffщrentes possibilitщs mщdicales disponibles en France.
Il est dщjр 20h15. 30 minutes que la consultation a commencщ.
Il finit par:
Lui: лаC'est pas pour vous que je dis чa Docteur, je ne vous connais pas ╗.
A vrai dire, je ne me sens pas visщ en tant qu'individu, et de toute maniшre il a raison, je ne vois pas comment je vais pouvoir faire mieux que ce qu'a dщjр fait bon nombre de mes collшgues.
Je le lui dis. En ajoutant.
Moi: л Pourquoi ъtes vous venus me voir? Votre dщtresse je la comprends bien mais que puis-je de plus ╗
Il lтche enfin l'info.
Lui: лаLe baclofшne ╗
Moi: лаAh.. je vois. Oui j'ai lu l'article du Point concernant ce mщdecin cardiologue franчais rщputщ aux ╔tats-unis, qui s'est sorti de l'alcool grтce р un vieux mщdicament qu'il considшre comme miraculeux ╗
Lui: лаJ'en veux. ╗
Moi: лаJe ne vous en prescrirais pas comme чa. Pour plusieurs raisons, la premiшre c'est que je ne connais pas ce mщdicament dans cette indication, je le connais un peu, pour avoir 2 patientes qui en prennent sous forme de Lioresal, elles ont toutes deux une grave pathologie neuromusculaire. Mais aux doses (qui dans l'article semblaient particuliшrement hautes), et sans aucune щtude existante sur le sujet. Je ne me sens pas de vous mettre ce produit comme чa. Mes connaissances sur le sujet sont strictement limitщes р cet article du Point.а╗
Il pleure (cette fois ci.. чa a l'air beaucoup moins faux... ). Menace de se suicider. Sa compagne me lance ла..et alors ??? Qu'est ce qu'on fait maintenant ?? ╗. Je lui explique que je n'ai malheureusement pas de rщponses ni de solutions sur l'instant р son problшme.
Moi: лаJe vais me renseigner plus amplement sur le baclofшne. Je suis trшs limitщ sur les possibilitщs р offrir ce soir, je peux demander une nouvelle hospitalisation si.. ╗
Lui: лаPas question, je ne veux pas , чa sert р rien. Je vais me suicider ╗
Je reprends.
Moi: л Je peux demander une nouvelle hospitalisation si vous le souhaitez, je peux vous renvoyer chez l'alcoologue et le psychiatre qui vous suivent, je peux aussi vous mettre un anxiolytique.а╗
Elle: лаSa toubib, lui en as mis la semaine derniшre, du valium …. il a fait n'importe quoi avec, il a triplщ les doses dшs le premier jour, puis il s'est trouvщ trop somnolent, donc il a tout arrъtщ ╗
Elle: лаJe comprends que ne le connaissant pas, et ayant peu d'informations sur le mщdicament, vous refusiez de lui prescrire. Merci de vous renseigner et de nous aider ╗
Le climat s'apaise un peu dans le cabinet. Ca fait maintenant 1 heure que la consultation a dщbutщ, il est 20h45.
Il me lance une attestation de sщcuritщ sociale sur la table.
Lui : л Je suis CMU. ╗
Moi: лаPas de souci. Vous n'avez pas la carte vitale ? ╗
Lui: лаNon , je l'ai perdue. En plus sur l'attestation, ils se sont trompщs, ils n'ont pas mis que j'щtais CMU ╗
???? Ah ok d'accord.
Je prends la feuille, et la lui lance de la mъme maniшre qu'il me l'a lancщe.
Moi: лаElle me sert р rien votre attestation qui n'atteste rien... elle me donne juste votre numщro de securitщ sociale, qu'est ce vous voulez que j'en fasse..? ╗
Lui: лаJ'ai pas d'argent de toute maniшre. C'est la faute de ces cons de la sщcu qui se sont trompщs ╗
Certes. Certes.. (ou pas..) mais de toute maniшre le dindon de la farce lр … c'est moi.
Ils me demandent un peu de seresta. (un anxiolytique), je le leur mets, prescription minimum car il faudrait pas en plus, qu'il prenne toute la boite en un coup, et que je porte le chapeau d'une tentative de suicide sur prescription mщdicale.
Je les raccompagne. La salle d'attente c'est en partie vidщe... il est 21h ! Il ne reste лаqueа╗ 3 patients.
…
…
Cette nuit, je me suis renseignщ, glanant les infos р droite et р gauche, sur le net, concernant ce baclofene. Au premier abord, чa a l'air quand mъme trшs intщressant.
Problшme: c'est un vieux mщdicament gщnщriquщ. Donc les labos n'ont aucun intщrъt р faire des щtudes р son sujet, mъme s'il est miraculeux.
J'estime que les doses utilisщes par le Cardiologue Olivier Ameisen pour se sortir de l'alcool iraient jusqu'р 4 -5 fois la dose maximale autorisщe.
Vu (Cf les liens dans Pour Aller Plus loin, mais mieux encore les sites mщdicaux anglais et suisses р son sujet) les infos rщcoltщes, je suis quand mъme prъt р faire la prescription Hors – AMM pour ce patient. (Mais il va falloir que je me couvre au maximum au niveau mщdico-lщgal... et je n'ai aucune idщe du comment je pourrai faire pour pas risquer ma maison, mon travail, ma famille pour aider ce patient).