Il est bien connu qu'après l'établissement de la domination romaine, les Gaulois adoptèrent une partie de la culture des nouveaux maîtres, mais aussi les modes d'expression politiques et religieux de Rome. Ainsi, dans les cités gauloises, les dieux romains prennent souvent place à côté des dieux gaulois traditionnels, et le plus souvent, dans la hiérarchie du panthéon public, au-dessus de ces derniers, comme sur le Pilier des Nautes de Paris ; les dieux romains étaient désormais les garants de l'ordre du monde et de la prospérité des hommes. Cette observation a conduit W. Van Andriga à affirmer qu'il n'y a plus véritablement de religion gauloise sous l'Empire, mais une religion romaine des Gaules [1].
Pourtant, la puissance et la suprématie des dieux gaulois continuaient parfois de s'exprimer de manière explicite. Ainsi chez les Rèmes (Reims), un magnifique bas-relief sculpté, de facture classique, représente, dans un temple à pilastres corinthiens et à fronton triangulaire, au centre, le dieu celte Cernunnos, encadré de deux divinités gréco-romaines. Ces dernières sont facilement identifiables : il s'agit, à gauche d'un Apollon citharède (porteur de cithare), que signalent son instrument traditionnel, son allure générale de jeune homme dénudé, sa coiffure ; à droite, de Mercure, avec son casque ailé, divinité que les Gaulois avaient assimilé au Lug celtique. Au centre donc, Cernunnos, avec ses attributs tels qu'on les retrouve par exemple sur le Pilier des Nautes ou sur le Chaudron de Gundestrup : les cornes et les pattes de cervidé, le torque, les deux cerfs qu'il domine, la position en tailleur qui le met en contact direct avec la terre. En effet, Cernunnos est un dieu chthonien, c'est-à-dire associé aux forces terrestres des profondeurs, auxquelles les Anciens attribuaient des vertus positives, puisqu'elles sont source de fécondité, de l'eau, des richesses enfouies (métaux, minerais). Il avait probablement des vertus protectrices et guérisseuses, comme l'atteste le culte postérieur de Saint Cornély, un saint vénéré dans le sud de la Bretagne, souvent représenté entouré de boeufs, invoqué dans la protection des bêtes à cornes, et dont le nom provient du breton korn, la corne ; ce saint Cornély rappelle l'ancien dieu gaulois dont il a hérité des principaux attributs [2].La stèle de Reims est d'une portée considérable : c'est ici sans aucun doute le dieu gaulois, Cernunnos, qui préside à cette assemblée divine, assisté d'Apollon et de Mercure. Le premier est également associé à Cernunnos sur un relief provenant de Vandoeuvres dans l'Indre (l'ancienne Vindobriga, la "citadelle blanche" en gaulois) ; le second, on le sait, est une interprétation d'une des principales figures du panthéon celtique, Lug, dieu de lumière dont le fils Bélénos partageait nombre de caractéristiques avec Apollon.La qualité de la sculpture montre qu'il s'agissait très probablement d'une oeuvre publique, dans quelque sanctuaire officiel de la cité des Rèmes. Dans ce sanctuaire, l'une des grandes divinités gauloises continuait à recueillir les faveurs des fidèles ; loin d'être soumise aux divinités romaines, elle demeurait à la tête de la hiérarchie divine, c'est à elle que l'on demandait protection et santé. Non, les dieux gaulois ne furent pas déchus ni vaincus ; Rome et ses dieux n'apparaissaient pas en mesure de garantir partout et pour tous l'ordre et la prospérité. Kernunnos invictus...Amaury Piedfer.
[1] W. Van Andriga, La religion de la Gaule romaine, Paris, 2002. Une autre conception chez Ch. M. Ternes, "La religion gallo-romaine", dans Y. Lehmann, Religions de l'Antiquité, Paris, 1999, p. 351-439.[2] J. Lacroix, Les noms d'origine gauloise, III, La Gaule des dieux, Paris, 2007, p. 101-102.