Vous êtes, avec des amis, en train de prendre un verre sur une terrasse, sans doute en train de vous demander si vous pourriez prendre un verre de plus si la TVA n'était pas à presque 20 pour cent. Soudain, une grosse bagnole, sans doute de marque allemande, s'arrête devant vous, se gare peut-être avec une petite trace d'énervement. Un type en costard sort, bien habillé, sûr de lui. Il est parfois accompagné d'une femme en Chanel ou en Dior, impeccablement coiffée, souvent pas mal plus jeune que lui d'ailleurs, mais pas toujours.
Les yeux rivés sur ses propres affaires, le conducteur active la télécommande de la condamnation centralisée des portes et s'en va, peut-être vers un café plus huppé que le vôtre. Par sa manière de se comporter, sans jamais lever les yeux vers ceux qui de la terrasse l'observent, il est évident qu'il se sait regardé, et que c'est même un plaisir pour lui de sentir l'envie éprouvée par les autres mâles : "ça doit être pas mal de conduire une voiture comme celle-là". Sans jamais reconnaître l'existence de son public, notre cadre supérieur (et, parfois, son accompagnatrice) disparaissent dans une autre rue, laissant devant vous la magnifique symbole de sa supériorité sociale.
Voilà quelqu'un qui a réussi, qui aura sa Rolex bien avant cinquante ans. Il a voté Sarkozy parce que, entre autres, il est d'accord qu'il faut arrêter de payer pour tous ces assistés. Lui, en tout cas, ne veut plus payer pour eux. Lui, en tout cas, préfère prendre un modèle au-dessus quand il change de voiture plutôt que de payer pour des assistés, y compris pour les fonctionnaires qui sont des assistés faisant semblant de travailler, y compris pour les profs qui cumulent ces défauts et bien d'autres encore. Bref, il n'a pas très envie de se séparer de son argent qu'il mérite, lui.
Celui que vous avez vu sortir de sa grosse BMW, nous l'avons retrouvé. Il travaille dans la banque, ou dans les assurances, ou dans l'immobilier ou encore dans l'investissement conseil, quelque chose dans ce genre. Il vient de perdre beaucoup d'argent depuis six mois et sera sans doute obligé, l'année prochaine, de ne pas prendre un modèle au-dessus, ou même de descendre dans les série 3. Dur, je sais.
Le plus gros changement dans sa vie lui échappe encore, cependant. Personne ne lui a encore expliqué, noir sur blanc, la réalité de sa situation. La transformation est déjà en train de se faire pourtant. Inexorablement. Petit à petit, la vérité va éclater. Vérité insupportable qui sera aussitôt refoulée, déplacée. Mais voilà. Il est devenu, lui aussi, un assisté. Pire encore, il devient évident qu'il était déjà un assisté depuis bien longtemps. Toute sa carrière, finalement aura été dans l'assistance. La Rolex, la 535i, le costard : tout était payé par les pauvres. Les pauvres de demain.
C'était un enfant de la bulle, cette expansion artificielle de la richesse. Maintenant les pauvres vont payer pour cette bulle et toutes les largesses qu'elle a permises. Les pauvres vont payer parce qu'ils n'ont pas le choix, parce que l'alternative est pire pour eux. Ils vont s'endetter pour que notre conducteur puisse au moins se payer une 330i l'année prochaine. Cet assisté avec sa Rolex.