[Parution in Journal du Jeune Praticien n°335 du 16 février 1995]
Nous avons déjà évoqué l’acception diamétralement opposée que peut prendre un proverbe, selon le contexte. Par exemple, le dicton « Pierre qui roule n’amasse pas mousse » défend en France la sédentarité, la « mousse » évoquant la richesse et la patine de la stabilité. Mais en Grande-Bretagne, pays de tradition maritime valorisant fortement le voyage, cette « mousse » a une connotation péjorative : c’est la « rouille » de qui n’a jamais largué les amarres. Ainsi de l’autre côté de la Manche, ce proverbe fait au contraire l’apologie des expériences multiples, pour éviter de « rouiller » : le globe-trotter ne s’étiole pas ! Un décalage culturel montrant la difficulté des traductions : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal… Pareil contresens peut aussi survenir, dans un même pays, au fil du temps. Comme l’illustre l’adage « Qui dort dîne », signifiant désormais qu’un bon repos peut volontiers remplacer un repas : qui dort peut se passer de dîner. Pourtant, rappelle Philippe Vandel (Sélection du Reader’s Digest, octobre 1994), « cet apparent cynisme remonte à une coutume hôtelière du XVIIIème siècle ». À l’époque en effet, pour que son affaire fût plus lucrative, l’aubergiste contraignait le voyageur à dîner sur place, s’il voulait une chambre pour la nuit : « Qui dort dîne » était « l’écriteau que les aubergistes clouaient au mur à l’intention de leur clientèle ». C’est-à-dire un avertissement : sans repas, pas de repos ; qui veut dormir doit aussi dîner. À l’origine, le repas constituait donc le complément obligatoire du sommeil ! Mais le sens de l’expression s’est retourné complètement, en prenant son contre-pied : le repos vaut le repas.