Promulgué Par Louis XIV en mars 1685, et considérablement aggravé en 1742, le Code Noir est un corpus de règles qui régissait le sort des esclaves Noirs aux Antilles, aux Mascareignes, en Louisiane, à la Guyane jusqu’à son abolition en 1848. Texte méconnu, longtemps enterré au plus profond de la mémoire collective, c’est pourtant, en partie du moins, à sa lumière qu’il faut éclairer le conflit social qui frappe la Guadeloupe depuis maintenant plus d’un mois dont le maître mot « pwofitasyon » (l’exploitation outrancière) résonne comme un grondement survenu du plus lointain passé qui resurgit aujourd’hui sous les traits d’un profond mécontentement compréhensible et prévisible.
Avant de remonter le temps jusqu’aux heures les plus sombres de l’ancien régime, il faut se souvenir qu’au cours du XXe siècle, la République française aura réprimé par deux fois dans le sang les velléités du monde ouvrier de la Guadeloupe d’améliorer leur sort qui faisait déjà bien peu d’envieux. Le 14 février 1952 quatre manifestants payèrent de leur vie leur révolte, alors qu’en « mé » [1] 1967 se furent plus de 100 manifestants qui tombèrent sous les balles d’un État inflexible. C’est à l’ombre de ces évènements proches que le conflit social d’aujourd’hui, initié par le collectif « contre la vie chère », s’amplifie et se durcit faisant craindre de nouveaux dérapages répressifs au prétexte que force doit rester à la loi. Les rues de la Guadeloupe s’enflamment sous les feux de la colère d’une jeunesse oubliée, sans avenir et contenue à la périphérie de la société insulaire. Ce peuple jeune risque de doubler sur sa gauche le mouvement social mené par le LKP [2], faisant écho à une histoire [3] toujours latente, dont les souffrances s’expriment au travers des différents indicateurs socio-économiques sans ambigüité aucune quant à l’état de délabrement de la société antillaise en général. Le peuple de France a pu en prendre connaissance ces derniers jours, l’ensemble des médias n’ayant pas fait l’économie de rappeler combien les disparités avec la métropoles sont criantes [4]. Tous les chiffres sont dans le rouge, largement évocateurs d’une situation sociale enkystée dans une précarité livrée aux affres d’un capitalisme véritable fabrique à injustices, bâti sur une histoire si douloureuse que même les siècles écoulés n’ont pu suturer les cicatrices encore béantes [5].
Plus personne n’est sans savoir que l’essentiel des richesses sont détenues par quelques familles de Békés, ces descendants de nobles qui se sont enracinés à partir du XVIIe siècle dans ces quelques îles des Caraïbes, propriété de la couronne de France. Puis, à force de lutte et de pressions intenables, l’esclavage fut enfin aboli en 1848, évènement symbolisé par Victor Schoelcher, homme d’engagement et de conviction qui ne recula devant aucun obstacle pour mener à bien un combat plus que légitime. Mais, entre-temps, le peuple Noir aura vécu sous la férule d’une loi impitoyable contenue dans ce maudit Code Noir, texte si improbable d’ignominie qu’il faut le lire et le relire pour le croire. Dans son travail de mémoire remarquable, Louis Sala-Molins ressuscite et décrypte consciencieusement, scrupuleusement et sans concession aucune ce texte de loi inique, glacial et inhumain, qui pourtant prospéra tout au long du siècle des lumières [6]. L’auteur nous rappelle ainsi « qu’à l’arbitraire pur du Code s’ajoute celui de la volonté du maître, au sarcasme de ses articles celui des velléités quotidiennes du Blanc » qui ne se privait pas d’outrepasser allègrement les châtiments insupportables pourtant codifiés. Mais, pour autant, il ne manquera pas d’historiens pour juger le texte positivement, en cela qu’il était censé contenir la férocité des maîtres tout puissants. On touche ici à l’abjecte, et il faut s’imprégner du texte de loi pour bien mesurer de quoi était fait le quotidien de la population maintenue en esclavage, et comprendre pourquoi les cicatrices demeurent gravées dans l’inconscient collectif du peuple antillais.
C’est cela qui remonte maintenant à la surface des mémoires, travesti sous les habits du conflit social, et il ne peut plus être proclamé « ne regardez pas les terres françaises du Couchant : il ne s’y passe rien, il n’y a rien à voir ». Bien au contraire, il nous faut creuser cette histoire [7], en extirper les souffrances engendrées et transmises au fil des générations, comme un conte morbide qui hante les entrailles d’un peuple encore sous le joug du tortionnaire. Qu’on le veuille ou non, le crime non expié et non réparé demeure ancré au plus profond de la descendance laissée par les victimes. La Caraïbe toute entière respire cette histoire épouvantable, alors que la mère patrie semble avoir oublié les exactions commises des siècles durant, vantant sur papier glacé les mérites anxiolytiques des plages de sable blanc, passant par pertes et profits toutes les larmes et tout le sang qui un temps s’y sont pourtant largement répandus.
C’est cela qui aujourd’hui resurgit à la face de la nation, même si le prétexte de la vie trop chère fait illusion parfaite, force est de reconnaître que ce n’est pas l’augmentation du pouvoir d’achat qui pansera pareilles plaies béantes. Il faut que les îliens se saisissent de l’occasion afin d’expurger la douleur qui les habite pour bâtir enfin une société nouvelle et différente, débarrassée des excroissances de ce capitalisme en grande partie héritier du monde passé.
Abolir sans plus attendre la “pwofitasyon”, là réside l’urgence première, se débarrasser des stigmates intenables semés par ce passé qui s’est trompé de chemin pour construire cette autoroute d’injustices toujours entretenue par une métropole rendue sourde et aveugle par tant d’intérêts géostratégiques. Pensez-vous, comment renoncer à une France qui se projette à des milliers de kilomètres de son territoire continental, transposant par-delà les océans toute sa symbolique, sa culture, son modèle politique, en un mot sa puissance.
Au-delà de la seule Guadeloupe, c’est l’ensemble de l’outre-mer qui doit désormais s’emparer de son destin pour construire un devenir tout en poétique comme le suggèrent si sagement nombre d’intellectuels issus de ses rangs [8]. Il faut prendre à bras-le-corps cette occasion unique, afin de devancer l’histoire et de tracter la métropole dans son sillage nouveau en tirant un trait définitif sur le modèle imposé. Le microcosme des îles peut représenter un laboratoire fabuleux pour ce monde en devenir que nous devons tous pétrir. En premier lieu, répartir équitablement les richesses et les peines, puis se mélanger, pour ensuite s’harmoniser à l’environnement, s’ajuster à l’essentiel, s’accoler aux fondamentaux qui régissent l’ensemble du vivant, et enfin produire un homme global nouveau, économe, écologique et surtout pacifique. Ce sont là les enjeux fondamentaux qui doivent être posés par ce mouvement qui se lève et qui ne doit sous aucun prétexte se laisser polluer par quelque dérive qu’il soit car il en va de l’émancipation de tout un peuple.
Hans Lebebvre
[1] Mois de mai en créole, la langue des manifestants
[2] LKP : Liyannaj Kont Pwofitasyon (mouvement contre l’exploitation outrancière)
[3] Marc Ferro, le livre noir du colonialisme, Pluriel Histoire, 2004.
[4] Les données de l’INSEE.
[5] Gilles Manceron, Marianne et les colonies, La découverte, 2003.
[6] Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 2003
[7] Olivier Pétré-Grenouilleau, Traites négrières, Folio Histoire, 2006
[8] Le manifeste de neuf intellectuels antillais pour une société “post-capitaliste”.
Illustration : Le châtiment des quatre-piques dans les colonies, de Marcel Verdier. Huile sur toile refusée par le jury du Salon de 1843 par crainte qu’elle n’incite au soulévement populaire.
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