Regards croisés (3)

Par Eric Bernardin

Autre regard: celui de Laurent. Certainement le plus aguerri des dégustateurs du jour. Au point que j'étais un peu intimidé de l'inviter à ma table. Mais il m'a vite rassuré: ce qui l'intéresse avant tout, ce sont les rencontres. Si en plus, les vins sont bons, c'est encore mieux.  Au niveau rencontre, ce fut vraiment bien. Au niveau des vins, vues les notes attribuées par Laurent, j'ose croire que ce n'était pas mal non plus ;o)

Que dire d'autres si ce n'est que j'aime beaucoup ses compte-rendus de dégustation alliant concision et lyrisme, avec un goût pour les jolis mots que je partage :o) Merci de cette contribution!

"En Dordogne, pas très loin de St-Emilion toutefois, sur un domaine viticole de Montravel. Une belle rencontre sur la terrasse, Eric ayant mis les petits plats dans les grands à l’occasion de son anniversaire (40 ans). Ambiance joyeuse, cordiale et beaucoup de plaisir à rencontrer des colistiers pour des discussions endiablées autour des enjeux de nos participations au forum LPV.

Quelle que soit la qualité d’une agora virtuelle, rien ne remplace en effet les « vraies rencontres ». C’est heureux !
Feuilletés chèvre/lavande & noisette/fromage (confectionnés et apportés par JU)
Champagne Pommery Louise 1995 : 17/20

Effluves racés : fruits blancs, fleurs, agrumes, minéral. Bouche tendue, semblant dominée par le chardonnay (60%, de fait), très peu dosée mais qui préserve une certaine plénitude tendre (1996 ?). Rigidité étonnante pour le millésime.

Chaud /froid de pommes & copeaux de foie gras
JF Ganevat Côtes du Jura cuvée Privilège (sous la roche) 2004 : 15,5/16

Un Savagnin qui pourra être pris pour un chardonnay (de la même région). Nez mûr, pur, agréablement (et subtilement) oxydé, délicatement épicé, délivrant des senteurs de pomme, de beurre, de minéral, de citron. Sève savoureuse, tenue par une acidité sans faille. Belle conjugaison du tranchant et du gras, tout en fraîcheur.
Tartare croquant de saumon, nuage d’huître, quintessence de pamplemousse
Blanc fumé de Pouilly « Silex » 2000 Didier Dagueneau : (16/20)

On découvre ici une farandole aromatique plutôt tendre, délibérément fruitée, épicée et muscatée, qui évoque l’Alsace (un gentil ?) : ananas, pêche blanche, cédrat, épices, rose, pamplemousse. Notes végétales initialement très prononcées (cosse de petit pois), qui s’atténueront nettement à l’aération. Bouche fine, longue, très affable (un moelleux inhabituel pour cette cuvée, trahissant quelques grammes de sucre résiduel). Du caractère (malgré cette bonhomie déroutante) mais finale un peu somnolente (des poignées d’amour qu’on n’attend pas sur un tel vin). L’ayant amené, je ne l’ai absolument pas « deviné » : j’attendais un profil nettement plus bagarreur (celui du 2001 ? ou du 2004). A revoir.
Rappel : Pouilly-fumé Dagueneau Silex 2004 : (16) – 31/10/06
Robe particulièrement pâle. Au nez (variétal en diable), le sauvignon est très marqué : citron, feuille de cassis, pomme, coquille d’huître. Le vin mérite du temps pour s’exprimer. Initialement, il paraît un peu frêle (acidité guillerette avec un citron pointu qui aiguillonne le palais). Puis il prend de l’ampleur petit à petit (sapidité, minéralité, caractère longiligne plus affirmé), délivrant des goûts complémentaires de pamplemousse, de melon confit. Un vin trompeur (j’ai pensé à la cuvée « en chailloux ») qui ne s’exprime pas encore très bien (on peut le trouver fort discret, claquemuré, peu minéral notamment).
Queue de langouste & gâteau de sarrasin, écume de chardonnay
Montrachet Grand Cru 1985 Bouchard Père & Fils : 15,5/16

Malgré 4 heures de carafage, le vin présente toujours une forte réduction qui peut déplaire (notes organiques, varech, coquillage). On perçoit tout de même derrière ce paravent disgracieux des senteurs (limitées) de fruits mûrs, de miel, d’herbes aromatiques (thym). Du fond, mais l’expressivité (et la typicité puisque aussi bien on a pu penser à du viognier – à Grillet – ou à du melon - Muscadet), sont trop en retrait (surtout vu le pedigree du cru). Finesse, sveltesse, maturité et de la tendresse (trop ?) en finale. Déception semblable à celle vécue avec le Corton-Charlemagne 1985 de Bonneau du Martray, trouvé peu disert, pas explosif pour un sou. Le Montrachet 1995 bu en 2005 s’était lui avéré fantastique.
Filet mignon basse température, sauce aux cèpes
Saint Julien 1959 Château Talbot : 15/20

Ce vin tertiaire administre un bouquet de qualité, composé d’exhalaisons de mûre, de pruneau, de havane, de poivre, de bouquet séché, de poivron rouge, de framboise, de terre (ou de piment d’Espelette histoire de trahir un peu la cabernet-sauvignon, alors qu’on peut aussi penser au pinot voire à la syrah). Expression fraîche (style à l’ancienne forcément, non égrappé), logiquement taraudée par l’âge mais au fruit encore bien vivant. On devine à la fois la maturité du fruit et pas mal d’acidité (caractère acidulé). Trame élimée, donc, mais qui apporte encore une certaine satisfaction et qui surtout se révèle fort digeste.
Canard à la réglisse, purée ravelotte (pommes de terre violette, un peu de céleri)
Midnight Oil 2001 Sine Qua Non : 17,5/20

Syrah majoritaire avec un peu de grenache et un tout petit peu de viognier. Production d’un domaine américain emblématique, de grande réputation. Ce vin très original, extravagant et indéniablement complexe, restitue des senteurs plutôt explosives qui ressemblent à celles d’une syrah rhodanienne : fruit conquérant (cassis, liqueur de mûre, cerise), violette, minéral, épices. Balsamique et empyreumatique (camphre, eucalyptus, goudron, fumée). Substance démonstrative, extrême mais parfaitement équilibrée, onctueuse (allant jusqu’à une sensation sucrée) mais suffisamment acide (Zinfandel ?, syrah australienne ?). Il couple avec brio tension et goûts spécifiques (fruit frétillant et nulle lourdeur malgré beaucoup de maturité et pas mal d’alcool). Un style torride (proche de celui d’un VDN) remarquablement maîtrisé.

Nems d’agneau aux senteurs de garrigue
Coteaux du Languedoc Clos des Cistes 1998 : 15,5/20

Ce vin déroule ses goûts méditerranéens coutumiers d’herbes sauvages (garrigue), de tabac, de crème de fruits, de figue, de marc, de poivre vert, de fumée (de confiture de reines-claudes également). L’expression est puissante, campagnarde, ardente (un côté porto sec). Plus extrême qu’à l’accoutumée pour une fois et cette claudication (alcool prononcé, tannins rugueux) qui dessert une finale manquant un peu de glycérine. Pensé au Rasteau ensoleillé de Jérôme Bressy (Gourt de Mautens). Il est probable que le vin de Marlène Soria souffre ici un peu de l’ordre de service (en raison de la perfection formelle du vin précédent).
Comté, Fribourg, Gouda
Château Chalon 1992 Auguste Pirou : 16,5/20

Arsenal aromatique d’un vin jaune (ou andalou, en oloroso sec par exemple, qui aurait lui un taux d’alcool plus élevé) : pomme, fumée (comme pour un whisky Islay), noix, curry. J’aime beaucoup ces expressions oxydées, salines, intransigeantes. Du gras, de la longueur, des goûts déterminés mais une finale qui reste somme toute modeste. Bel accord, classique.
Sorbets figue, café & noix,caramel au PX, crème au touron
Bodega Toro Albala Montilla-Moriles Don PX 1971 : 18/20

Aspect huileux et couleur café disent Pedro Ximenez. Belle enfilade odoriférante : gelée de mûre, kumquat, figue, caramel, réglisse, raisin sec, goudron, café, confiture de cerise, géranium (donnant une impression de verdeur – trait de PX - très rafraîchissante). Un nectar noir qui se déroule profusément, avec un formidable sens de l’équilibre (taux de sucre élevé, acidité forte, degré d’alcool raisonnable). Toujours un haut niveau pour cette cuvée totale, goûteuse, qui atteint (dans mes archives) un paroxysme sur le 1961 (Don Pedro Ximenez Marques de Poley 1945 fabuleux, aussi). Accord millimétré."