" Un écrivain ne peut jamais lire un de ses livres comme le fait un lecteur vierge, puisqu'il l'a écrit, lentement, péniblement. En revanche, l'écrivain qui relit un de ses ouvrages ( opération tout à fait singulière, qui implique un porte-à-faux continuel ) se rapproche de la position qui est celle du relecteur normal : il est capable de censurer et de frapper partiellement de " non-dit ", en se relisant, tout ce qui se situe au-delà de la page qu'il parcourt. Et son texte, quand il se remet ainsi dans la position du lecteur, lui paraît un texte lisse, qui se tisse de page en page avec régularité : le travail de l'écriture, les ratures, les hésitations, les ajouts, ne lui laissent pas de souvenirs vivants et s'éclipsent dans le sentiment de la "réalisation ". Mais le livre ne s'est nullement fait comme il le relit, sortant régulièrement page après page comme d'une rotative. Il le sait, mais il le sait abstraitement : il a tendance à se relire comme un lecteur le lit. C'est ce que j'appelle " retirer les échafaudages ". Les échafaudages sont retirés avant qu'on ne livre l'ouvrage aux lecteurs. Mais ils sont retirés aussi pour l'architecte, chaque fois qu'il revisite la maison construite par lui.
Julien Gracq : " Entretiens " José Corti 2002