" Il y a des hommes qui parlent et il y a des hommes silencieux. Les hommes silencieux copient les hommes qui parlent quand il leur arrive de parler.
Ils n'ont pas l'habitude de parler ; ils se servent pour s'exprimer de phrases toutes faites.
En gros, et pour simplifier, il y a les hommes de la ville et les hommes de la campagne : ceux qui expriment des idées qu'ils n'ont pas, ceux qui n'expriment pas les idées qu'ils ont.
Ceux qu'on ne peut pas ne pas entendre et qu'on voudrait bien ne plus entendre ; ceux qu'on voudrait entendre et qu'on n'entend jamais.
Tant d'hommes épars dans les champs, dans les vignes... dont on dit justement qu'ils ne
Ceux qui vivent dans la nature, et qui se sentent ainsi à chaque instant dépassés et dépassés par elle en tout sens, dans ses dimensions, dans son mystère, dans sa toute-puissance, mais par là augmentés et anoblis.
Ce qui les condamne au silence, ce n'est peut-être pas leur pauvreté, mais leur richesse même ; ils ont appris de la nature à se taire, de sorte qu'il faut les deviner ou bien qu'il faut les inventer...
Pourquoi les situer nécessairement, comme on fait, sur le plan de l'intelligence ou des sentiments ( et simplement parce qu'ils sont avares de paroles et pauvres en mots ), au dessous de l'avocat ou de l'homme politique, au dessous de ceux qui parlent ?
Il y en a qui s'entendent à tirer profit de leur capital et d'autres qui le tiennent caché. Pourquoi faire nécessairement dépendre de la situation sociale où ils sont leur valeur d'homme ? ... "
C.F. Ramuz : " La pensée remonte les fleuves. Essais et réflexions " Terre Humaine. Plon 1979. Extrait de " Besoin de grandeur " 1ère parution : février 1937 aux Editions Aujourd'hui;
Illustration : " Paysan d' Aubrac " : Jacques Saraben saraben.ifrance.com/saraben/biographie.htm