MERODACK-JEANEAU par Hector FLEISCHMANN

Par Bruno Leclercq


Un Peintre de l'angoisse
ALEXIS MERODACK-JEANNEAU


Celui-ci porte une âme lourde d'un deuil éternel. Il est hanté de l'effroi solitaire des yeux de cauchemar et de honte, tout leur mystère inquiétant et obsesseur et leur inconnu le crispent. Il est le Maurice Maeterlinck de la peinture. Il a évoqué en toutes ses toiles l'angoisse perpétuelle de la Vie qui sont la Mort embusquée dans l'ombre, l'angoisse du silence dans des villes d'agonie et de solitude, l'angoisse des paroles dites par des voix lointaines dans les crépuscules. Et si quelquefois il est exalté vers le tumulte des épopées, pèlerin las, il est revenu vers la chambre où montait le soir parmi le silence des choses chères et vieilles. Il porte aussi en lui toute la féminité et la lassitude des Empereurs orientaux dont il aime le faste et l'épouvante, il a leur âme désabusées et orgueilleuse et ses rêveries se plaisent aux heures imprécises où l'éclat de ses bagues lourdes de pierreries monstrueuses, bosselées, tordues, larmes et caillots de sang, pâlit lentement. Et c'est cela surtout que j'aime en lui : ce perpétuel souvenir, ce retour vers les âges héroïques des anciennes conquêtes orientales où les olifants sonnaient la gloire du Meurtre devant les villes dressées, lourdes de fer et de piques, dans l'horreur et l'épouvante des horizons. Ils sont venus du fond des terres lointaines et ignorées, les grands Conquérants et les Empereurs fous qui lancèrent les bandes barbares, dans l'éploi des étendards d'étoiles au champ de sinople, à l'assaut des cités latines. Et ils sont revenus vers la hautaine solitude de leurs Alcazars, avec les trésors dérobés dans leur marche vers le Nord.
Alexis Mérodack est de ceux là. Il a conservé le souvenir des faces surgies dans les soirs de déroute, et il nous les a évoquées dans des toiles prodigieuses d'angoisse : La Femme au hibou, où dans le gris obscur du décor saigne effroyablement la pourpre des lèvres. Il est des courtisanes qu'on a violé dans le tumulte des villes conquises, et toute leur luxure dédaigneuse et triomphale se retrouve en Lupa, qui synthétise admirablement la volupté humaine. Il semble que la passion violente d'art qui porte cet artiste à peindre des courtisanes et des prostituées, le caractérise et accuse fortement ses tendances. Il n'est peut-être pas loin le jour où nous le verrons donner l'oeuvre d'épouvante et de passion, de tumulte et d'horreur qu'il nous promet. Il dressera dans le décor fastueux des impériales décadences l'Augusta adultère et déshonnête, coiffée de la gloire d'or de ses tiares constellées de chysoprases, de bérils, de rubis, d'émeraudes, avec la promesse fleurie de ses seins de lumière, offerts à l'adoration charnelle de la foule des gladiateurs et des belluaires rués vers sa luxure impériale. Il la dressera hautaine et triomphale dans l'éclaboussement des ors clairs, glorieusement nue et saluée des litanies impies et sacrilèges que scanderont les appels et les cris vers sa divinité païenne et immortelle.
Et pour avoir évoqué la Vie : la volupté et l'angoisse, pour nous avoir fait frémir et pour avoir exalté, il faudra saluer le nom d'Alexis Mérodack.

Hector Fleischmann.
Le BEFFROI Janvier 1902


Mérodack-Jeaneau (Alexis Jeaneau, dit) (Angers 1873 – 1919). Nous avons déjà rencontré ce curieux peintre à l'occasion de la présentation de deux numéro de la revue Tendances Nouvelles, revue qu'il fonda en 1904. De 1900 à 1902, Jeaneau fut l'un des illustrateurs attitrés des éditions de La Maison d'Art (voir notre recension du volume Les Sciences Maudites [I, II], publié là en 1900, ainsi que sa participation à la revue Les Partisans [Cf. blog H.R.], dont il illustre entiérement le numéro 2, publiée par la même maison). Il collaborera aussi à la Revue Verlainienne, dirigée par Hector Fleischmann et Léon Deubel et publiée de novembre 1901 à février 1902.

Jeaneau expose au Salon des Indépendants à partir de 1896, mais le système de diffusion des oeuvres artistiques ne semble pas convenir à cet original, qui ouvre une galerie où les oeuvres seront vendues sans intermédiaires, en 1907 il organisera à Angers "le Musée du Peuple", une grande exposition d'art contemporain. De sa première manière, celle dont il est question dans l'article de Fleischmann, nous ne connaissons que quelques illustrations ou dessins, il évoluera par la suite vers une peinture proche du fauvisme et de l'expressionnisme. Le musée d'Angers possède dessins et peintures de ce peintre représentatif d'une époque.


A. Mérodack-Jeaneau, autoportrait, 1904. Huile sur toile.

Musées d'Angers, cliché Pierre David.

Merodack Jeaneau sur Livrenblog : Tendances Nouvelles : Frédéric Fiebig, Vassily Kandinsky. Valentine de Saint Point. Tendances Nouvelles.


Voir Mérodack-Jeaneau illustrateur de "L'Homme-fourmi" et la bibliographie de la revue Les Partisans sur le blog de C. Arnoult consacré à Han Ryner