Magazine Histoire
"Putain, bouge ton taxi connard!". D'un geste sec, Paul rétrograda en seconde puis dépassa la mercedes grise qui s'était arrêtée juste devant lui pour déposer un passager: un grand geste du bras vint exprimer son mécontentement, tandis que le moteur de la Saxo rugissait pour quitter au plus vite la place Denfert Rochereau. D'un naturel posé, Paul devenait tout de suite plus nerveux -comme bon nombre de mecs - lorsqu'il prenait le volant: conduire dans Paris n'était pas des plus reposant, et son trajet depuis les Champs-Elysées commençait à lui porter sur les nerfs. Heureusement, l'appart de Steve n'était plus très loin.
La quiétude d'une fin de journée. A une trentaine de mètres, sur le trottoir opposé, un vieux bonhomme à chapeau mou jetait des bouts de pain à une volée de pigeons. Aucun bruit de véhicule. Une conversation animée se fit entendre de plus en plus nettement, et deux asiatiques dépassèrent la voiture, discutant avec moult gestes, dans une langue que l'homme reconnut immédiatement comme étant du chinois. Il les regarda s'éloigner, puis sa main droite vint délicatement enlever une légère poussière qui s'était posée sur sa veste noire. Son oreille exercée distingua l'arrivée d'un véhicule dans la rue Daviel: une poignée de secondes plus tard, une Saxo verte passa, pour finalement s'arrêter au niveau d'un espace libre le long du trottoir. L'homme se surprit à penser qu'il n'y avait sans doute que le violet qui pouvait être plus laid pour une carosserie, mais son attention se resserra bientôt sur le jeune homme qui descendait de la Citroën. Ce dernier avait jeté un rapide coup d'oeil autour de lui puis s'était dirigé vers le numéro 31, immeuble dans lequel il s'engouffra après avoir composé le code de la porte d'entrée.
5 minutes passèrent, puis 5 autres. L'homme ne semblait pas vouloir bouger. Ses yeux couleur d'ambre semblaient vissés sur la porte de l'immeuble, mais devinrent subitement fixes. Là-bas, sous le n°31, une femme mince aux longs cheveux noirs venait de s'arrêter: elle sembla hésiter légèrement puis s'engouffra à son tour dans l'immeuble. Sur le visage de l'homme, un imperceptible sourire se dessinait.
4e arrondissement, 5 mois plus tôt.
Le froid sec de décembre saisit Sally dès sa sortie de chez elle: depuis quelques jours, le thermomètre avoisinait les 2 ou 3°C, et elle fut satisfaite de sentir son gros bonnet de laine autour de sa tête. Il était 9h du matin, et il ne lui fallait que quelques minutes à pied pour se rendre jusqu'à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP) où elle travaillait depuis deux ans. Elle dépassa la place des Vosges, encore déserte à cette heure-ci. Ce boulot était une vraie chance: le destin lui avait permis d'intégrer la prestigieuse bibliothèque, et elle aimait profondément y travailler. C'était une véritable mine d'or sur l'histoire de Paris: ouvrages anciens ou récents, cadastres, plans et cartes variées...on y trouvait ce que l'on désirait, à condition de bien chercher. Sally y aidait et orientait les visiteurs, souvent d'un âge avancé, qui venaient chaque jour remplir la grande salle de lecture.
Cette journée où tout commença se passa comme n'importe quel autre jour jusqu'à ce que Sally ne rencontre Oleg Smerdanov. Il était environ 14h30, et la jeune femme se tenait au bureau des fiches à l'étage supérieur: très peu de monde était venu la solliciter, lorsqu'une voix très douce, émaillée d'un accent russe certain -mais dans un français très pur- s'adressa à elle:
-"Pardon mademoiselle, êtes-vous bien Sally Viora?"
Le personnage qui avait posé cette question était un petit vieillard courbé, pourvu d'un bouc d'une blancheur immaculée, et dont les deux yeux bleus pétillaient derrière ces lunettes cerclées.
-"Euh...oui, tout à fait monsieur."
-"Très bien, très bien...", commenta le petit homme avec un léger sourire. Ce rictus joyeux disparut subitement lorsqu'il demanda à brûle-pourpoint: "Connaissez-vous Steve Keller mademoiselle?". Le regard intense qu'il posait sur elle la mit quelque peu mal à l'aise et il lui fallut faire un effort pour répondre.
-"Je ne connais personne de ce nom là monsieur, mais pourrais-je savoir qui vous êtes et ce que vous cherchez exactement?"
-"Oh mais quelle négligence impardonnable de ma part! Je suis désolé: je m'appelle Oleg Smerdanov, pour vous servir!". Le vieil homme réajusta ses lunettes puis ajouta:"Excusez ma brusquerie mais ma curiosité a pris le dessus... J'aimerais pouvoir discuter plus longuement avec vous...des choses importantes. Seriez-vous d'accord?"
Malgré l'énigmatique attitude du personnage, Sally sentit qu'elle pouvait lui faire confiance, sans trop savoir pourquoi. Elle aquiesça:
-"Euh, bien...si c'est important... Mais je termine seulement à 18h."
-"C'est très bien, très bien. Voici ma carte: je vous attendrai chez moi, j'habite à deux pas d'ici. Au revoir mademoiselle Viora, à tout à l'heure!"
Sally n'eut rien le temps d'ajouter. Elle baissa les yeux et ramassa le bout de carton qu'il avait posé face à elle.