Jean-Pierre Spilmont, Une saison flamande

Par Angèle Paoli

Jean-Pierre Spilmont, Une saison flamande,
L’Amourier éditions, 2008.


FLÂNERIE AU FIL DU PLAT-PAYS
   Arrière-pays. Arrière-pays baigné de brumes et d’eau, de lumières mouvantes et de formes lointaines. L’arrière-pays de la mémoire de Jean-Pierre Spilmont s’insinue dans la mémoire autre et pareille du promeneur-lecteur touché par l’incantation aérienne, légère, légèrement tremblée, d’Une saison flamande. Mystérieusement dédiée à Clarice Lispector et à L’Heure de l’étoile, œuvre inachevée, cette flânerie en Flandres est une invite à la « réplique ». Réplique de Jean-Pierre Spilmont « au silence de la lumineuse Clarice » ; réplique de la lectrice que je suis au promeneur d’Une saison flamande. Une œuvre en quête de complicité et de compagnonnage. Et le compagnonnage se fait, immédiat et confiant, à travers un même regard et des interrogations identiques. Comment la permanence, si infime soit-elle, peut-elle surgir de l’éphémère et du fugace ? « Pourra-t-on dire, un jour, avec des mots, le poids de la lumière ? »
   Le poids de la lumière se dit, sans pesanteur aucune, au fil des chapitres ― huit en tout ― de ce petit livre précieux. Et l’on chemine ― vers quelle « Compostelle du cœur » ?―, touché par ce sentiment d’appartenance à un même silence, le long des voies d’eau médiévales qui desservaient, aux temps lointains de la navigation hauturière, les villes flamboyantes de la Hanse. Jusqu’aux périodes d’ensablement du Zwyn et d’endormissement des ports, conté par les légendes. De Bruges à Damme, de Damme à Sluis, de Sluis à Ostende, le pays de Flandres est là, contenu dans son histoire et dans ses paysages. Et l’on redécouvre, derrière le nom connu de Thyl Ulenspiegel, héros flamand ― « archétype des Gueux » ―, celui oublié de l’impertinent Poelgier, membre éminent de la Chambre de rhétorique De Fonteine ; mais aussi celui de Chrétien de Troyes à qui le comte Philippe de Flandre fit don, vers 1180, d’un « livre en latin » narrant l’histoire de Perceval, que Chrétien traduisit et mit en vers. Et l’on se prend à rêver, dans les ruelles de Courtrai, au mystère des Béguines. Béguines du Plat-Pays, de Rhénanie et du Nord de la France, communautés laïques cloîtrées derrière leurs remparts ; à Marguerite Porète, auteur du Mirouer des simples âmes anienties et qui seulement demourent en vouloir et désir. « Âme libre » brûlée vive en place de Grèves parce que jugée hérétique et relapse.
   Et l’on s’arrête à Gand, devant L’Agneau Mystique, peint par Jan Van Eyck pour l’Église Saint-Bavon. « L’œil écoute », présent à ce « mystère qui a nom beauté », attentif au bruissement que « fait le visage humain à travers les siècles ». De part et d’autre des multiples visages qui animent le polyptyque ― visages humains que rien ne sépare sinon le temps, des visages absorbés dans la contemplation du tableau ― « s’impose l’extraordinaire beauté d’Ève et d’Adam ». Jean-Pierre Spilmont se prend à imaginer que le peintre a représenté le « couple primordial » sous les traits d’êtres désirants, prêts à inventer la vie de leur descendance. Peut-être Van Eyck avait-il en mémoire, lorsqu’il peignit leur visage, les chansons d’aube, empreintes de lucidité et de nostalgie ? De cette nostalgie qui laisse à penser que les amants ont « approché quelque chose de l’éternité ».
   Au cœur du « plus poétique des voyages », bien des mystères subsistent, bien des interrogations demeurent qui ne peuvent être abordées que dans le silence et le presque recueillement des saisons automnales. L’étranger Jean-Pierre Spilmont se promet de revenir à ces terres-miroirs, noyées d’eau et de mémoire. Pour tenter d’approcher une fois encore, aux confins du réel et de l’histoire, « la part de lumière de notre humanité ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli