Eric-Emmanuel SCHMITT
En 1938, les troupes allemandes défilent dans Vienne, la ville résonne de chants nazis et de coups de feu et la tension monte dans toute l'Europe. Anna, la fille bien-aimée du célèbre docteur Sigmund Freud, l'exhorte à quitter l'Autriche et à accepter le soutien que lui propose la communauté scientifique européenne. Lui, bien que très inquiet de la situation politique, ne peut se résoudre à abandonner sa ville, son passé, ses souvenirs, et repousse sans cesse ce départ. Il est encore protégé par son statut de savant, mais subit quotidiennement le harcèlement des nazis et un chantage en échange de sa relative tranquillité.
C'est alors qu'une nuit, le 22 avril précisément, après qu'Anna vienne d'être emmenée par un officier nazi contre lequel elle s'est révoltée, Freud reçoit une visite étrange...
Un homme habillé en dandy s'introduit mystérieusement chez lui. Il refuse de dévoiler son identité, connaît le passé et l'enfance de Freud, notamment quelques faits très précis survenus quand le vieil homme avait 5 ans, évoque l'avenir proche... Comment cet inconnu pourrait-il être si bien renseigné s'il n'était... Dieu ? Le doute s'immisce dans l'esprit du psychanalyste, terriblement anxieux du sort d'Anna et fatigué par le cancer de la gorge qui le ronge. Cet inconnu pourrait peut-être bien aussi être ce mythomane évadé d'un asile et recherché par la police ? Ou bien un rêve créé par son esprit épuisé ? Mais comment expliquer ses apparitions ou disparitions, et cette connaissance du plus profond de son coeur ou de ses pensées ?
Cette rencontre entre la raison et la religion, qui à première vue semble impossible et complètement irréelle, donne une pièce vive et alerte, intelligente, qui m'a tenue en haleine du début à la fin. L'intrigue est bien menée, on ne s'ennuie jamais et jusqu'au bout le spectateur se demande quelle sera l'issue de cette discussion. Les personnages sont très humains et très justes, et l'humour et l'ironie aident le spectateur à s'immiscer entre Freud et Dieu, et à amorcer quelques axes de réflexion. Freud s'accroche à son athéisme avec force (je dirais, avec désespoir), mais avoue son profond besoin de croire à une entité supérieure. Il tente d'opposer des arguments concrets, précis, oscille entre doutes, mouvements de révolte, déni, mais est intimement tenté de lâcher prise en quelque sorte, et de se laisser porter à croire.
Comment justifier l'existence du mal si Dieu existe vraiment ?
Le visiteur ouvre un abîme de réflexions, mais jamais l'auteur ne cherche à donner de leçons ni à imposer son avis personnel, tout juste à suggérer. Le débat reste donc ouvert...
Comme toujours, un moment de pur bonheur pour moi que d'aller au théâtre, qui plus est avec cette pièce intelligente. Je me suis autant régalée du texte (d'une rare et extrême finesse) que de la mise en scène et du jeu des acteurs, impressionnants de vérité, sachant traiter ce sujet très sérieux en passant de l'humour à l'ironie, en redevenant sérieux, en virevoltant autant avec les mots que physiquement (Dieu ne cesse de se mouvoir et occupe tout l'espace de la scène, il s'assoit, se lève, s'allonge, s'étire, se redresse : il est partout. Freud, lui, est plus statique, presque raide, campé sur ses convictions).
Cette pièce a trouvé également une forte résonance en moi, soulignant de façon très précise mes interrogations personnelles quand à mon positionnement face à la religion, l'état vacillant de ma foi, et ce que j'apporte -ou pas- à mes enfants en leur donnant un simili d'éducation catholique... sans pouvoir moi-même répondre à mes questionnements intimes. Cela m'a donné envie, d'une part de lire le texte de cette pièce, et de chercher quelques livres qui pourraient approfondir ma réflexion.
Je vous conseille vivement, si vous ne pouvez pas aller au théâtre, de lire cette pièce !
Vu, comme presque tous les spectacles dont je vous parle ici, au Colysée de Roubaix, dont je vous recommande la programmation éclectique et de très grande qualité si vous êtes de la région !
Eric-Emmanuel Schmitt a écrit cette pièce en 1993, désormais jouée sur les scènes du monde entier, bien qu'elle ait mis quelques temps à rencontrer le succès. Le texte est finalement la plus forte vente pour le théâtre contemporain avec plus de 40 000 exemplaires vendus. La pièce a reçu trois prix lors de la Nuit des Molières 1994 : meilleur auteur, révélation théâtrale et meilleur spectacle.
Le site de l'auteur, très intéressant.