Gérard Dumaurier, précepteur de deux jeunes garçons, Charles et Ratbert Clendennis, issus de la belle bourgeoisie anglaise, est en vacances dans le Sud Ouest de la France, sur la côte basque. Lorsque la guerre éclate, il a quitté le bord de mer avec ses deux protégés pour un endroit d'altitude perdu en Lozère: Charles a les poumons fragiles et son état de santé inquiètait le médecin. Le chaos survient au moment où Gérard, Charles, Ratbert et un groupe d'enfants et d'adolescents souffreteux, et parmi eux une seule fillette, visitent des grottes en compagnie de leur jeune guide. Tout tremble, tout devient étrange et tous se terrent dans la grotte, oubliant la faim et la soif. Le temps s'étire lentement, l'éternité passe, la curiosité de certains devient plus forte que leur peur: il faut se rendre compte de ce qui s'est passé. Le spectacle est absolument terrifiant: le paysage est méconnaissable, la vallée noyée sous une mer jaunâtre, les repères n'existent plus comme si le monde avait souffert d'un immense et inimaginable tsunami. Nous sommes en 1935, le chaos chimique a dévasté le monde en une réaction en chaîne que les savants fous n'avaient pas envisagée: les effets secondaires d'une invention hallucinante peuvent avoir des conséquences collatérales dépassant l'imagination!
Gérard Dumaurier et son groupe de jeunes semblent être les uniques rescapés, les ultimes représentants de l'espèce humaine...."J'étais Gérard Dumaurier. Une personne logée bien à l'aise dans un monde fait pour elle comme l'écrou pour la vis. Il y avait des terrasses de café pour ma soif, des tailleurs pour me vêtir, des radiateurs pour me chauffer, des femmes agréablement parées pour me sourire. Aujourd'hui....Mais je ne veux plus penser à aujourd'hui. Je ne veux plus...Ou pas encore. Il faudra bien..." (p 22) Gérard est le seul adulte entouré d'enfants et d'adolescents, il est le seul à être mâture et à se rendre compte que plus jamais rien ne sera comme avant.
Très vite, Gérard se place en retrait du groupe, tel l'observateur d'une peuplade inconnue: il ne peut s'identifier à ces jeunes, à peine sortis de slimbes de l'enfance, ces jeunes qui rapidement inventent un langage, des codes de communication, une nouvelle façon de vivre, une nouvelle religion...l'adoration d'un Dieu issu de l'imaginaire enfantin, omnipotent, omniscient, résolvant les arcanes des causes à effets dans un dénouement inexplicatble donc divin: le quinzinzinzili!
Gérard, notre narrateur, devient alors le témoin de l'éclosion d'une nouvelle humanité, qu'il trouve encore plus affligeante que celle qui a été détruite par la folie des hommes. Du chaos ne sort pas forcément la rédemption, du chaos n'éclot pas un renouveau gageure d'une innocence retrouvée. Non, du chaos naît un éternel recommencement, le cycle infernal des violences, d'autant plus terribles que le sens moral a disparu. Les enfants, êtres sociaux en devenir, évoluent en sauvageons d'une cruauté sans limite, une meute où dominants et dominés déterminent le rang social. Cette horde réinvente ce que les hommes ont toujours su réaliser: la guerre et l'amour ainsi qu'une étrange géométrie dont le pouvoir serait insufflé par le Quinzinzinzili.
Comme le firent leurs lointains ancêtres des temps préhistoriques, la horde s'aventure au-delà du périmètre rassurant de la grotte pour découvrir le vaste monde, en quête de nouveaux territoires. Et Gérard de les accompagner, observateur extérieur au regard ironique, à l'humour noir irrésistible "En attendant, dans ce monde dément qui m'entoure, je me suis mis à étudier ces dégénérés comme on étudierait une colonie de fourmis. Vraiment, ce ne sont plus des hommes, ni des fils d'homme. Pour tâcher de les comprendre, il me faut faire un effort, un effort considérable. Ils se sont fait à mon insu, quoique à mes côtés, tandis que je macérais dans mon découragement, un langage à eux, une explication du monde à eux, des habitudes, un genre de vie à eux. Quand je m'en suis aperçu, il était trop tard. - Et puis, trop tard, trop tard...Trop tard pour quoi faire? Pour les éduquer, les rattacher à l'ancienne civilisation? Est-ce que j'en aurais été capable, si je m'en étais soucié? Et est-ce que je m'en soucie." (p 78)
Régis Messac, qui disparaîtra dans l'horreur indicible des camps d'extermination nazis, décrit, dans "Quinzinzinzili", une humanité sombre qui ne semble pas présenter le moindre signe d'attitude vraiment positive et constructive. "Quinzinzinzili" est le roman pessismiste d'un écrivain qui ne portait pas de regard optimiste sur le monde qui l'entourait: le chaos apporté par l'hégémonie nazie vit en filigrane visionnaire dans les lignes du roman. L'apocalypse est toujours plus proche de nous que nous ne le croyions....vision noire, sombre d'une humanité qui lentement perd ce qui la démarque du monde animal. Seule, la lumière de la littérature, des beaux textes classiques, apporte une fragile lueur: le souvenir des beautés de l'ancienne civilisation apaise le désarroi de l'adulte-observateur inacapable de s'adapter à la nouvelle situation, souvenir qui lui évite de sombrer dans la folie du désespoir, dans la folie des repères perdus....un avant-goût, prophétique?, de ce qui se passera dans les camps. Gérard Dumaurier serait-il le dernier homme, l'Eskhatos?
"Quinzinzinzili" est un roman de science-fiction d'une modernité troublante: aujourd'hui regarde demain avec effroi, le vernis de civilisation est tellement mince, si facile à ôter en grattant un peu, que le chaos ne semble jamais loin de nous. Entre le désespoir et l'ironie, l'humanité s'accroche aux fastes de la mémoire des livres, des tableaux, de la belle architecture et des découvertes salvatrices...l'espoir est mince mais existe.
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