Dans La Plume N° 159 1er décembre 1895, à l'occasion de la réédition de la Jupe, roman de Léo Trézenik (Léon Épinette), Willy se souvient de ses jeunes années et de ses débuts au journal Lutèce. Les relations de Trézenik avec Willy ne se limitèrent pas à cette collaboration, en 1891 il signèrent en commun Histoires Normandes, chez Ollendorff.
En 1885 paraissait chez Léon Vanier sous le pseudonyme de L.G. Mostrailles, Têtes de pipes, recueil de portraits parus dans Lutèce et accompagnés de 21 photographies d'Emile Cohl, les auteurs en étaient, Léo Trézenik et Georges Rall, on trouvera ci-dessous le compte-rendu qu'en donna la Revue Moderniste.
La Plume N° 159 1er décembre 1895Lettre à Léo Trézenik.
Je viens de parcourir avec un intérêt amusé, mon cher Trézenik, les bonnes feuilles de votre Jupe, ingénieusement reprisée et rajeunie. Comment cet alerte roman repose des coupeurs de sensations en quatre, des sous-Barrès qui, remplaçant le talent de leur analyste en chef par des prétentions, couchent leur Moi sur la dalle de vivisection pour y chercher, trois cent pages durant, la « petite bête » - qui n'y est pas !
Au fait, est-ce bien un roman, votre Jupe ? J'en doute. Une étude ? Le mot serait pédant pour vous que j'ai connu, au Quartier, si fantaisiste étudiant. Quoi alors ? Je ne sais trop. Jadis, j'entendis dans sa chambrette de garçon de la rue Rousselot, le vieux Barbier d'Aurevilly, votre ami, qualifier cela de « lanterne magique ». Il avait raison, le vieux paradoxal. C'est un défilé de tableaux gaiement peinturlurés où des personnages de tout sexe, de tout âge et de toute humeur, s'agitent autour de l'invraisemblable Kerbihan, cet original gauchement copié par certains snobs d'aujourd'hui, cet homme à femmes « à rebrousse-poils » si j'ose ainsi parler, si peu humain, si rare au moins, si exceptionnel qu'il ne « couche » pas, (ou, en tous cas, jamais avec celle qui s'y attend et le désire) ce précurseur de Strindberg dont je comprends aujourd'hui, sans les approuver complètement les théories misogynes, glaciales comme une douche en hiver, qui décontenançaient les flambaisons jobardes de ma vingtième année.
A lire ce livre resté jeune, je me suis senti déjà vieux, riche, trop riche en souvenirs qui remontent à l'époque où parut la Jupe, je parle des temps héroïques où nous bataillions – avec quelle ardeurs ! Et quelles candeurs ! - dans Lutèce. Qui veut s'en souvenir aujourd'hui de Lutèce ? Qui ? Même parmi les arrivés qui tirèrent là leurs premiers pétards ? On n'y payait pas notre copie, c'est vrai, mais on ne la corrigeait pas non plus. C'était le bon temps, le temps des indépendances fabuleuses. Quand je pense que j'ai pu, sans que vous eussiez même la pensée de modifier ma critique, déclarer dans votre propre journal que vos poésies ne valaient pas le diable, (ce qui était exact, d'ailleurs) !
Plus d'un a su faire son chemin, de ceux qui tapageaient alors dans ce « vaillant petit journal », comme on l'appela durant les cinq ou six années qu'il vécut, dans ce « sale canard » ainsi que des rancunes le qualifièrent sitôt qu'il fut trépassé : Paul Adam, Maurice Bouchor, d'Esparbès, Haraucourt, Clovis Hugues, Jean Lorrain, Paul Margueritte, Moréas, Charles Morice, Jean Rameau, Henri de Régnier, Rollinat, Laurent Tailhade, Verlaine, Vielé-Griffin, Charmes Vignier... et, bien sûr, j'en oublie.
J'ai relu avec un plaisir silencieux les chapitres où vous avez introduit dans l'action quelques-uns de ces « jeunes » là. L'idée était drôle, de mettre en scène sous leur nom véritable des littérateurs vivants, mais je me souvient que vos impertinences aristophanesques ne passèrent pas, alors, sans exciter quelque rumeur.
Jean Ajalbert lut avec horreur les diatribes farouchement anti-Mallarmistes qu'on lui prêtait ; moi-même je m'estomaquai un peu de certaines opinions que m'attribuait votre ingéniosité fumiste... Aujourd'hui, apaisés tous ces potins, cicatrisées toutes ces piqûres ! Aussi bien, assagi, vous avez benoîtement émoussé vos malices d'antan. Et puis à l'user de la vie, elles ont transigé, les intransigeances arborées en ces jours de juvénile outrance, et dans nos âmes, jadis enfiévrèes, une quiétude règne, faite de j'm'enfoutisme et d'oubli...
Bon chance, mon cher Trézenik, et bon succès.
WILLY.
Revue Moderniste N° 8 1885
Têtes de pipes littéraires, chez Léon Vannier.
Dans un fort beau volume, l'éditeur Vanier a rassemblé ces portraits parus sous la signature Bi-Masque dans le journal de rive gauche Lutèce, dont les discuteurs Trezenik et Rall ont ce qui est inappréciable de nos jours, du quant à soi dans le jugement. Ces portraits littéraires sont d'un ton extrêmement vif, mais fort amusants, ma foi ! Et tels qu'eût pu les signer Charles Demailly. A noter les esquisses de Maurice Rollinat, Laurent Tailhade, etc., etc.
Ce qui n'est pas le moins drôle, c'est ces lettres que l'auteur a eu la malice de demander aux bernés. Il y en a de furieuses, il y a en a d'aigres-douces.
Trezenik, dans sa lettre, dit qu'il ne se serait pas lui-même jugé différemment.
Parbleu !
Félicien Champsaur dans les Poètes Décadenticulets, un article publié dans le Figaro en 1885, et republié ici, présentait ainsi le journal Lutèce :
Le placard extravagant de la rive gauche où les décadenticulets publient leurs bizarres poèmes, où ils développent subtilement (c’est leur adverbe préféré) de baroques revendications, à pour titre Lutèce. Les directeurs, sous le pseudonyme de Mostrailles, ont portraicturé leurs collaborateurs. Vraiment, elles sont d’un aplomb rare, d’une audace imperturbable, les silhouettes que ce Mostrailles a tracées de ses amis. En riant, il leur dit d’amusantes vérités, dans le pamphlet qui est le seul organe de ces plus ou moins jeunes hommes.
Jugez :
1e Haraucourt, auteur d’un poème libidineux. « Il arbore la prétention d’entrer dans la femme pour nous dévoiler les mystères de sa psychique. Haraucourt, est un observateur trop superficiel… pour ne pas s’arrêter et se complaire à, au plus, dix centimètres… de la peau. »
2e Robert Caze : « Sa phrase est plate, grise, monotone. Les répétitions y fourmillent. »
3e Jean Rameau : « Un grand homme de province, ce pseudonyme prétentieux… sa claudication bizarre ajoute d’abord à l’étrangeté voulue, cherchée, de sa manière… Jean Rameau n’a qu’un luth, et ce luth est monocorde. Mais il en râcle d’une facon si constamment grinçante, qu’il finit par exaspérer les nerfs les moins sensibles. Ce qui est un effet comme un autre. »
4e Henri Beauclair : « Des parodies ? de la farce ? du funanbulisme… mais de l’art, non… C’est un simple Fusier de la littérature. »
5e Jean Moréas, Matamoréas, comme l’a baptisé M. Collignon, le secrétaire de Scholl, qui prend un peu de l’esprit de son maître. Mostrailles cite de Jean (oh oui ! Jean !) une profession de foi candide :
Je suis un Baudelaire, avec plus de couleur.
6e Paul Verlaine : « De l’échelle littéraire dont le pied trempe dans le ruisseau clair de la banalité et dont le sommet baigne dans la brume de l’insaisissable, Paul Verlaine est le suprême échelon. Plus haut, c’est le gouffre obscur de l’incompréhensible : c’est Mallarmé. »