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"Toute passion abolie" Vita Sackville-West. Roman. Editions Autrement, 2005.
Traduit de l'anglais par Micha Venaille.
Lord Henry Lyulph Holland, premier comte de Slane, ancien vice-roi des Indes et ancien premier ministre de la Couronne, vient de décéder à l'âge vénérable de quatre-vingt-quatorze ans.
Lady Slane, quatre-vingt-huit ans, se retrouve veuve après soixante-dix ans de vie commune, une vie qui l'a menée non seulement aux Indes mais aussi dans quasiment tous les pays ressortissants de la Couronne Britannique.
En ce jour où le patriarche s'est éteint, les enfants de lord et lady Slane se sont réunis dans la résidence d'Elm Park Gardens pour veiller le défunt. Ils sont tous là : Herbert, Carrie, Charles, William et Kay, accompagnés, qui d'un mari, qui d'une épouse.
Alors que lady Slane veille son mari dans la chambre, les enfants – qui ont tous dépassé la soixantaine – se sont rassemblés au salon. Les conversations vont bon train. Tous s'accordent à penser, face à la retenue de lady Slane devant ce deuil, qu'elle se comporte de manière « formidable ».
Mais derrière ces compliments de circonstance pointent déjà des préoccupations beaucoup plus pragmatiques. Lady Slane n'était-elle pas après tout que l'ombre de son mari, une femme docile et soumise aux volontés de son mari, uniquement préoccupée par son rôle d'épouse et de mère ?Tous sont d'accord sur un point : leur mère, malgré ses qualités intrinsèques, n'est pas une femme de tête et il serait peu judicieux de la laisser gérer le capital familial et encore moins de la laisser s'assumer toute seule sans qu'un ou plusieurs de ses enfants ne veillent sur elle à tour de rôle, moyennant bien évidemment une participation financière de la vieille dame pour son entretien. Arrive inévitablement la question de l'argent et de l'héritage laissé par lord Slane. La fortune familiale, malgré le prestige du défunt et les hautes charges qu'il a assumées au cours de sa vie, reste pourtant bien mince, mais chacun espère toutefois en toucher sa part en biens immobiliers, en bijoux de famille ou en espèces sonnantes et trébuchantes.
C'est donc après les obsèques, que ses enfants, réunis autour d'elle, font part à lady Slane de leurs décisions à son sujet. Mais quelle n'est pas leur surprise lorsque celle-ci leur annonce en souriant qu'il n'est pas question pour elle d'accepter cette mise en tutelle. Lady Slane déclare alors, à leur grande stupéfaction, qu'elle n'ira vivre chez aucun de ses enfants mais qu'elle ira s'installer seule dans une maison qu'elle a trouvé à Hampstead et qu'elle y vivra comme bon lui semblera.
Ses enfants pensaient déjà d'elle qu'elle était une femme dépourvue de jugeotte, les voilà quasiment convaincus qu'elle est atteinte d'une douce forme de démence sénile.
Cependant lady Slane restera fermement ancrée à sa décision et ira s'installer dans cette maison de Hampstead avec pour seule compagnie sa vieille servante française, Genoux, quasiment aussi âgée qu'elle et entrée à son service plus de soixante ans auparavant.
Là, dans cette maison, loin des récriminations et des conseils intéressés de sa progéniture, lady Slane va pouvoir revenir sur son passé, sur ses velléités de jeunesse à vouloir s'adonner à la peinture, velléités qu'elle a du sacrifier suite à son mariage pour se consacrer entièrement à son mari et à l'éducation de ses enfants.
Là, elle va aussi se lier d'amitié avec trois hommes, trois personnages qu'elle n'aurait jamais pu fréquenter avant son veuvage et sa décision de vivre ses dernières années selon ses propres règles. C'est surtout sa rencontre avec M. FitzGeorge, un vieux collectionneur excentrique, qui va être à l'origine de la remontée à la surface de vieux souvenirs datant de l' époque lointaine où lord Slane fut promu vice-roi des Indes Britanniques.
De « Toute passion abolie », Virginia Woolf – qui fut l'amie et aussi l'amante de Vita Sackville-West – disait que ce roman était le meilleur qu'elle ait jamais composée.
Vita Sackville-West compose ici le très beau portrait d'une femme qui, au soir de sa vie, va bousculer les convenances pour enfin se libérer du carcan des conventions sociales de sa classe et de son époque. Elle nous livre ici un récit d'une sobriété et d'une élégance rares, une étude toute en finesse, d'une écriture classique au style limpide, une œuvre dont le contexte et la finesse des rapports entre les personnages n'est pas sans évoquer l'ambiance des films de James Ivory.
Superbe.
Portrait de Vita Sackville-West (peinture de Philip Alexius de Laszlo)