A 3015 mètres, le col est une arête étroite de laquelle on aperçoit d’un côté le village de Birir, où nous allons, et de l’autre la forêt de sapins d’où nous venons. Nos deux guides kailash d’aujourd’hui sont deux frères bleu ciel, maigres et bruns, adossés à un rocher. Ils grignotent une pomme en surveillant leur troupeau de citadins fantasques, avec les mêmes regards que les bergers de chèvres qu’ils ont été, gamins.
La descente m’apparaît plus pénible que la montée car elle est aussi raide et les cailloux roulent sous les chaussures. Nous sommes côté soleil et il fait beaucoup plus chaud. Le bas de la descente est encore pire. Le sentier y est carrément glissant, mi-poussière mi graviers, ou gros blocs instables. Une source nous permet de recharger nos gourdes bien entamées (je parle des gourdes métalliques, pas certaines empotées). L’eau est fraîche mais ne sera buvable pour les gourdes (viande) qu’une heure plus tard. Le soleil se voile, puis se cache alors que nous abordons le bas des gorges. Les parois, immensément hautes, étouffent les sons, ne laissant passer que l’écho. Mais elles restent de marbre – ce qu’elles sont de fait – et nous oppressent.
C’est ainsi que nous accueillons avec plaisir le pique-nique au débouché de la vallée, sous les mûriers. Quatre gamins qui passaient par là, pie-gaules pendus au cou, préfèrent manger, plutôt que le maigre oiseau qu’ils ont réussi à dégommer, nos œufs durs, nos pains kailash étouffe-chrétiens (prévu pour par Allah), nos pommes de terre et le reste des biscuits, tant notre faim n’est pas à la hauteur des ambitions cuisinières.
Nous descendons jusqu’au premier village où un chien, deux femmes, une petite fille et un petit garçon « font crèche » selon Françoise. Il faut dire que le petit garçon est nu comme Jésus sur la paille et que la mère est assez jeune pour ressembler à une vierge. Les jeeps nous attendent sur un chemin plus haut, au bord des champs de maïs. Un petit gars aux yeux clairs et cheveux ras a l’air ingénu, malgré son lance-pierres meurtrier autour du cou. C’est un petit mâle déguisé en ange, toute l’ambiguïté humaine. Le noir de sa kamiz fait ressortir son teint clair malgré la poussière qui lui sert de camouflage.
Vingt minutes de jeep en suivant la rivière nous conduisent à une ferme où nous buvons du thé, puis à Chitral. Les paysages traversés sont grandioses. Des champs verts en terrasses s’étagent depuis les crêtes schisteuses scintillant au soleil jusqu’à l’eau de la rivière roulant sur les rochers. La piste est une succession de hauts et de bas, de creux et de bosses, parfois dangereusement suspendue au-dessus du vide et vaguement étayée de plaques de schiste, parfois passant un hâtif pont de troncs d’arbres consolidé aux cailloux. Nous sommes trois dans la jeep, plus le chauffeur, le maigre et compétent Ali. Ce dernier mâchonne de la pâte de haschich qu’il tire d’une réserve sur le tableau de bord. Le soir, il se prépare souvent des cigarettes de marijuana ; il a une réserve de barrettes dans le capot de l’ampoule du plafonnier de sa jeep.