Web 2.0 et la question de l'espace public.

Publié le 30 janvier 2009 par Christophe Benavent


Au détour d'une conversation avec le dirigeant d'une entreprise de service marketing, vient le sujet des réticences des entreprises à employer pleinement les outils du web 2.0. En dépit d'une étude de McKinsey qui souligne un intérêt manifeste pour ces techniques, des résistances fortes apparaissent, un exemple significatif est celui-ci. Mais même quand l'outil est employé, il ne l'est peut-être pas totalement, ce que me rapportait ce dirigeant et que l'on retrouve dans le propos suivant. Cela n'empêche pas des expériences remarquables comme celle des employés de Yves Rocher . Bref, un tableau mitigé se présente, et sans aucun doute, il serait utile d'engager une étude approfondie, non pas de l'adoption des techniques mais de leur usage et tout particulièrement de l'exploitation des caractéristiques dite sociales du Web 2.0.

Pour bien comprendre le problème, soulignons d'emblée que le caractère social du Web 2.0 est souvent largement exagéré, et se limite au principe de l'hypertexte. Les techniques et programmes ont permis de le sophistiquer, d'en faciliter l'usage en faisant que le renvoi d'un texte à l'autre puisse donner l'impression d'être internalisé ( c'est le cas des commentaires, du wiki) et permet des propriétés économiques particulières : transférer la charge de l'investissement en contenu sur les usagers, et faciliter la diffusion d'information auprès de ceux qui se sont connectés (ce qui d'ailleurs n'est pas toujours un progrès, les médias traditionnels ont bien plus de force pour diffuser largement, ne nécessitant pas l'adhésion coûteuse des usagers au système !).

Nous allons un peu vite, l'infrastructure logistique qu'offrent les techniques du Web et celle du web 2.0 permettent au moins l'émergence presque immédiate d'un premier niveau de socialité que l'on peut appréhender autour de la notion d'intertextualité. . Cette notion forte, qui nous vient de la littérature, nous permet de mieux comprendre en introduisant la notion de signification, que les signifiants (les textes) étant mis en relation, leurs signifiés (les opinions), produisent un sens qui n'est pas toujours celui que l'émetteur a souhaité. La littérature a beaucoup à nous apprendre de ce point de vue, et principalement une chose : l'entreprise qui déploie un média intertextuel (je préfère cette expression à celle de média social) doit reconsidérer son rôle d'auteur, et accepter de perdre la maitrise des significations. Citons Paul Bénichou :

"La composition des œuvres littéraires n'est pas toujours régie par la conscience d'un seul auteur, même peuplée de ses lectures, de ses souvenirs et de ses sources. Là où existe une matière traditionnelle, là où se transmet continûment, à travers des versions successives un héritage littéraire plus ou moins doué de forme et semblable à lui-même, l'auteur perd la position centrale pour n'être qu'un ouvrier d'une tâche, à la fois une et successive, dont les proportions le dépassent ».

Mais les textes et les images du web ne sont pas que littérature, récit, narration, poésie, et leur agencement n'est pas que matière à commentaires, citation, renvoi, évocation, pastiche, palimpseste. Leur agencement est aussi le fruit de luttes, de relations de pouvoir, de jeux d'influence, que les outils même du web organisent. Pensons ainsi aux technique de sondage, aux évaluations en tout genre, qui ont pour fonction de localiser les fragments de texte, et d'en définir le degré d'exposition au public - c'est la bataille du référencement externe, dans les moteurs, et interne, au sein des sites. La prise de parole dans le web intertextuel est par construction une prise de pouvoir. C'est sans doute là que le caractère social se manifeste pleinement.

Considérant la chose de ce point de vue, une notion fondamentale nous semble utile : celle de l'espace public au sens désormais classique d'Habermas : « L'espace public, c'est un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter des questions d'intérêt commun ».

Cette perspective nous permet de bien comprendre l'enjeu pour les entreprises, et du même coup leurs possibles réticences. Un média intertextuel se constitue comme espace public dans la mesure où il permet un débat contradictoire dans lequel sont favorisées l'exactitude, la justesse par rapport au contexte social et à ses normes, et la sincérité des protagonistes. Ce n'est à l'évidence pas une chose évidente quand l'intérêt reste privé, et que le comportement des acteurs, l'entreprise, ses clients, les parties prenantes ne tendent pas à assurer ces conditions. Le travail de Marie-Gabrielle Suraud dans un autre domaine, une étude sur le cas AZF, montre ainsi que le net n'assure pas forcément ces conditions d'espace public, dans lequel une opinion publique se formerait.


Pour l'entreprise, on comprend que le déploiement des médias 2.0 présente un douloureux dilemme. Ne pas assurer qu'il fonctionne comme un espace public la soumet au risque soit de l'activisme, soit de l'incrédulité. S'assurer de la création de cet espace lui impose à la fois de s'exposer à la critique sociale et à poser des questions d'intérêt commun, ce qui n'est pas dans la nature de ses finalités. Plus profondément encore, cela reviendrait à assumer un rôle politique, et dans «l'agir communicationnel» clamer une véritable citoyenneté que l'opinion publique est en droit de refuser.

Ainsi, l'usage des médias intertextuels, ou simplement 2.0, n'est pas une question seulement de technique et de rendement, mais de redéfinition de la firme dans l'espace public, ou simplement de son entrée. En déployant ces outils, pour que l'espace qu'il ouvre soit légitime, véritablement social, l'enjeu profond est de le constituer comme un espace public, qui corresponde à un intérêt commun, et où la discussion puisse produire une opinion publique.

C'est en général ce que l'on attend des hommes politiques dans une société démocratique, ce n'est pas tout à fait le savoir-faire des firmes. Et pourtant, on devine que si l'effort est réussi, un gain substantiel peut être obtenu, celui d'une légitimité accrue.