L'importance considérable des pratiques corporelles dans la liturgie apparaissait déjà dans l'établissement minutieux du langage du corps dans les rubriques catholiques de naguère. (...) (Mais) le regard porté sur les pratiques corporelles dans la liturgie se limitait à celles du prêtre ; seul son agir importait et était prescrit avec exactitude.de prière corporelle chez les laïcs dans les lieux de pèlerinage, telles que l'action de glisser sur les genoux, de porter une croix, ou différentes sortes de processions, ou encore le fait de prier les bras étendus, pieuse imitation par le peuple d'une attitude de prière "cléricalisée".)
Baumgartner voit dans la profusion immense des publications actuelles sur le corps un indicateur de crise pour la rupture du lien qui unit l'homme moderne à sa corporéité. Les difficultés que soulèvent les formes corporelles d'expression dans la liturgie soont dues au fait que, dans la civilisation scientifique-technique, utilitariste, unilatéralement axée sur ce qui est rationnel, "la légèreté pour s'exprimer dans le corps a presque complètement disparu. Ce qui ne génère pas d'avantage immédiat, ce qui n'entraîne pas de profit direct, paraît, à bon nombre d'hommes contemporains, suspect voire dénué de sens. Or la liturgie devient inintelligible là où l'on juge à l'aune de l'utilité objective. Car elle ne vise pas l'efficience (....) (Baumgartner).
C'est précisément parce que la réforme de la liturgie, en tant qu'enfant de cette civilisation, est touchée par l' "hostilité" de celle-ci "à l'égard du corps", que le culte divin doit reconquérir "son caractère d'événement, d'action en gestes et en symboles, bref : d'acte pleinement humain. Extase de la foi - est-ce encore ce que nous attendons de nos liturgies ?" Comme desiderata, il y a la "participation active : les fidèles réunis sont véritablement porteurs d'un acte commun en pas simplement spectateurs. La pleine participation : pas simplement en esprit, mais de l'homme tout entier, donc regardant, écoutant, parlant, chantant, debout, assis, à genoux, etc., bref : c'est en agissant que les fidèles sont impliqués dans l'événement sacré. Ceci inclut (...) même la danse." Sont requises comme mesures concrètes : la prise de conscience de la corporéité et l'approbation de la prière corporelle envers et contre tous les préjugés puritains-rationalistes ; un nouvel apprentissage de pratiques cultuelles de base : silence et recueillement, écoute attentive, vision et contemplation. Quant au modèle du prêtre, il sera apprécié à sa juste valeur, c'est-à-dire élevée. (Baumgartner)
Ainsi est formulée la tâche mystagogique : il s'agit - pour parler avec Guardini - "de faire ressortir, de manière tout à fait claire et dans son essence la plus spécifique la teneur des actions dont il est question et d'en faire prendre conscience ; il s'agit, en outre, de rendre consciente la gestuelle, l'attitude corporelle ou l'action concernée, dans sa structure tout à fait particulière, dans sa statique et sa dynamique et dans sa qualité corporelle spécifique, de la laisser se dérouler de manière tout à fait belle, claire et naturelle, et de fusionner les deux" (Guardini). (à suivre)
Il en allait tout autrement des laïcs : leur activité se réduisait à une action commune dans le groupe qui était de faible amplitude. "Au cours du Moyen Âge, l'attitude corporelle des fidèles s'éloigne de plus en plus de celle du prêtre" (Jungman). Autant jadis tous les participants au culte divin se tenaient debout et priaient, tournés vers l'est, dans l'attitude des orants, autant cette attitude, comme du reste d'autres gestes de prière, se limita de plus en plus au prêtre offciant et à ses assistants. De plus en plus, le peuple assistait au culte divin en spectateur indifférent jusqu'à ce que, finalement, avec l'introduction des bancs d'église, l'attitude de base du fidèle fut l'agenouillement, du moins pour les Offices divins moins solennels. L'exclusion de la communauté de la pratique de la liturgie exerça un impact passif sur les exercices corporels ; le rôle des laïcs dans la liturgie se limitait, d'après une source anglaise du XVI° siècle citée par Jungman, à "regarder, écouter et penser". Mais même dans la liturgie rénovée, la participation de la communauté aux exercices corporels ne manque pas de faire l'objet d'une évaluation plutôt critique. (...)
Les Lumières contribuèrent à réduire encore davantage les pratiques corporelles ; la ratio se passe pratiquement du corps, tandis que le sentiment s'exprime principalement par le corps. Et c'est à juste titre que Josuttis prétend : "Avec le banc d'église commence la modernité liturgique". Si les participants à la réprésentation du rituel sacré, qui se déroulait de manière tout à fait indépendante d'eux, avaient été, jusqu'ici, tout au plus des spectateurs, ils devinrent, dans le culte divin protestant avec ses longs sermons, des auditeurs. Le banc d'église devint programme : il servit à la "fixation" des corps pour pouvoir "travailler" plus facilement les âmes ; la foi seule suffit, alors toutes les autres manifestations corporelles, excepté la position assise et l'écoute de la parole qui seule sanctifie, ont perdu leur importance.
De même Bouyer : "Une assemblée assise est forcément passive. Son attitude ne l'incite guère à l'adoration, mais elle le pousse tout au plus, dans le meilleur des cas, à accueillir un quelconque enseignement ou, la plupart du temps, à assister, avec plus ou moins de curiosité, à un spectacle auquel elle ne prend pas part." Le protestantisme alla même jusqu'à supprimer, pour des raisons de controverse théologique, des formes corporelles de prière qui pouvaient passer pour "catholiques" (par exemple le signe de la croix). D'autre part, la piété du côté des catholiques introduisait des formes extraliturgiques de prière corporelle, qui peuvent être considérées comme autant de soupapes de sûreté pour l'exclusion croissante de la communauté des pratiques corporelles. (Pensons, p. ex., au signe de la croix à l'eau bénite, fait en entrant et en sortant de l'église, ou pensons au fait de se frapper la poitrine au moment de la consécration. Mais on trouve des formes encore beaucoup plus typées
Michael Kunzler, La liturgie de l'Église, Éd. Saint-Paul 1997, p. 160-162