N'y a-t-il que les semiologues de l'image ou les analystes des médias tels que moi pour être étonnés, voire choqués, en ce moment, devant la recrudescence des images de personnes qui vont
bientôt mourir ? Deux cas, dans ces derniers jours, peuvent attirer notre attention.
Le premier concerne la disparition de la jeune française, Ophélie Bretnacher, dont on avait perdu la trace à Budapest le 4 décembre dernier, après qu'elle ait passé la soirée dans une
discothèque avec des amis. Durant de longues semaines, on a pu voir sur Internet et à la télévision les images des caméras de surveillance de la ville montrant la jeune femme, juste avant sa
disparition. Elle venait de sortir de la discothèque, marchant d'un pas rapide et plutôt déterminé, ce qui permettait à chacun de tirer d'éventuelles conclusions sur son état non-alcoolisé, et
sur le fait, par exemple, que la jeune femme ne semblait pas a priori avoir l'intention de se suicider. Le corps d'Ophélie a été retrouvé il y a quelques jours dans les eaux du Danube.
Je n'ai, bien entendu, rien à ajouter sur cette terrible disparition, ce qui me préoccupe ici, ce sont les images des caméras de la ville de Budapest, filmant la jeune femme. Ce n'est pas tant le
fait qu'Ophélie ait été filmée qui me choque, mais plutôt à quel point les images ont été diffusées. S'il peut être légitime que l'on filme les villes, ne serait-ce que parce que cela peut être
utile pour la sécurité de chacun, on peut être surpris, finalement, d'avoir accès à des images d'une jeune femme qui se dirige vers la mort. Lorsque les chaînes de télévision ont montré, à de
multiples reprises, ces images, c'était toujours pour spécifier qu'il s'agissait bien des dernières images de la jeune femme. Une fois le corps retrouvé, on savait qu'il s'agissait de voir sur
ces images la jeune femme en vie pour la dernière fois, et le récit journalistique permettait d'actualiser des images, qui finalement ne veulent rien dire, sans une parole qui l'accompagne.
J'attire ici votre attention sur le fait que la diffusion en masse de ce type d'image est un fait nouveau, non seulement parce que les caméras de surveillance se sont développées, mais aussi
grâce à Internet et à la mutlplication des lieux possibles de diffusion des images.
Le second cas est celui d'un film qui fait froid dans le dos et émeut toute l'Argentine. Les images montrent le sauvetage sans succès de Federico Campanini, un guide
italo-argentin de 31 ans, près du sommet de l'Aconcagua, à 6.500 mètres d'altitude, qu'un groupe de 6 sauveteurs ne parvient à déplacer et qui finalement va le laisser sur place. Le père de
la victime a porté plainte, accusant les sauveteurs d'avoir "laissé mourir" son fils. Sur la vidéo, on voit clairement le jeune homme à bout de force, quasi inconscient, incapable de se
mettre debout. Dans la scène, filmée par l'un des 6 sauveteurs, on explique "en live" chaque instant, au moment même où il est vécu, directement par le caméraman ou par l'un des
participants : "Nous sommes sur le glacier, nous sommes très fatigués, il neige beaucoup"... ou encore "On ne peut pas le sortir. On se gèle et lui ne bouge pas,
il est mal", commente le caméraman essouflé, alors que l'on voit au second plan Federico Campanini se mettre difficilement à quatre pattes sur la neige. "Ca y est
!", dit le caméraman. "Mets-toi débout, imbécile", crie un autre sauveteur. "Allez, merde !", entend-t-on. Puis : "Réagis, imbécile !". "Que Dieu l'éclaire et lui donne
des forces, s'il vous plaît...", murmure le caméraman. Le guide se traîne péniblement, il sera bientôt abandonné.
Federico Campanini est mort victime d'un oedème pulmonaire, d'hypothermie et de déshydratation, dans la nuit du 8 au 9 janvier. Il semble que les sauveteurs n'avaient pas le matériel nécessaire
pour pouvoir le sauver, mais une fois encore, là n'est pas la question pour la réflexion que je souhaite ouvrir ici. Ce qui est fou, c'est non seulement que cela ait été filmé, mais surtout
que ces images soient diffusées et donc puissent être vues dans le monde entier, comme ce fût le cas ce soir au journal télévisé de France 2. Entre la poire et le dessert, ce ne sont plus
seulement des images de guerres auxquelles on peut assister, mais aussi désormais des images de faits divers qui montrent des personnes allant vers la mort.
Quel est le point commun entre Ophélie Bretnacher et Federico Campanini ? Il y en a plusieurs :
. Ces images sont forcément vues rétrospectivement, ce qui signifie que le spectateur possède un savoir supérieur à la personne paraissant sur les images, future victime. Nous savons
qu'il s'agit des dernières images d'Ophélie ou Federico, comme dans le cas d'un film de fiction dont on aurait déjà montré la fin. De fait, il peut y avoir un regard de curiosité malsaine,
voire une forme de sadisme, car nous ne sommes pas dans la fiction, mais bien dans la réalité.
. Cette première remarque en appelle une autre : la réalité, par ces images "vraies" accède désormais à une nouvelle forme de récit, puisque l'on peut voir les personnes, chose qui
n'arrivait jamais dans le passé. Le récit médiatique se dote alors d'une forme de réalisme supplémentaire, et on peut désormais redouter le moment où on ne parlera plus d'événements de
ce type s'il n'y a pas les images qui correspondent.
. Alors dans ce cas, pourquoi ne pas TOUT filmer ? Et d'ailleurs n'est-ce pas déjà le cas ? A quand le moment où l'on pensera plus à filmer pour la télé ou le web qu'à sauver quelqu'un
qui pourrait encore l'être ? Dans cette société, depuis longtemps désignée sous le nom de Big Brother, nous sommes arrivés dans l'ére du tout-en-images, et il semblerait que cela soit tout à fait
normal...
... Or ça ne l'est pas. Il n'est pas a priori normal ni banal que l'on puisse assister à la mort en direct ou aux dernières images de quelqu'un qui n'a plus que quelques minutes à
vivre. Quel savoir supplémentaire ces images apportent-elles ? Certainement aucun, si ce n'est une forme de fascination, mais le "vu" n'est pas à confondre avec le "su", et nous
sommes ici dans une forme de sensationnalisme dangereux. Si ces images permettent quelque chose, ce ne serait que de mesurer l'horreur de la situation, une question de
voyeurisme. Et on se doute que le cas d'un mort, même d'origine italienne, en Argentine, n'aurait jamais paru dans le JT de 20 heures, s'il n'y avait eu les images...
LES COMMENTAIRES (6)
posté le 13 mars à 08:06
Bonjour,
J'ai lu votre article il y a quelques jours et je l'ai trouvé très intéressant, j'ai donc été frappée de voir qu'il y a encore aujourd'hui une nouvelle "preuve" de ce phénomène morbide : je parcourais les news sur libé ce matin quand je suis tombée sur l'article du jeune tueur de Winnenden, et voilà ce que propose Libé en video : "Les dernières images de l'adolescent meurtrier de Winnenden".
posté le 13 mars à 08:04
Bonjour,
J'ai lu votre article il y a quelques jours et je l'ai trouvé très intéressant, j'ai donc été frappée de voir qu'il y a encore aujourd'hui une nouvelle "preuve" de ce phénomène morbide : je parcourais les news sur libé ce matin quand je suis tombée sur l'article du jeune tueur de Winnenden, et voilà ce que propose Libé en video : "Les dernières images de l'adolescent meurtrier de Winnenden".
posté le 10 mars à 19:24
soulagée d'entendre enfin une voix qui souligne le voyeurisme des média dans certaines affaires. Exhibitionnisme particulièrement insoutenable pour les parents : que ressent-on en voyant sa fille marcher vers la mort, son fils s'effondre sous les insultes de ses camarades?
posté le 28 février à 18:51
Les 2 cas n'ont rien à voir. Les utiliser ensemble pour argumenter est ridicule. Dans le cas d'Ophélie, il s'agit d'abord d'une disparition mystérieuse, longtemps basée sur l'hypothèse du suicide, puis de la fin tragique que l'on connaît. Le fait de pouvoir voir ces images, et d'y trouver un éventuel indice, permet aux parents, non pas de retrouver espoir de la revoir vivante à côté d'eux, mais au moins d'essayer de comprendre ce qui lui est arrivé. Tout le monde veut savoir car, si il s'agit d'un crime, le ou les coupables doivent être trouvés avant qu'il(s) ne recommencent. Et même si il ne s'agit que d'un accident ou d'un suicide, ce serait mieux que les parents sachent pour pouvoir faire leur deuil. Nous vivons désormais dans un monde en réseau. La signification de ce mot là peut être terrible lorsqu'il s'agit d'un réseau de prostitution par exemple ou d'un réseau terroriste. Mais le mot réseau peut aussi être utilisé dans le cas de réseaux d'entraide, réseaux d'ordinateurs qui calculent quelquefois des centaines de milliers de fois plus vite, etc. Bref, si quelqu'un peut avancer une hypothèse, à défaut d'une preuve, sur ce cas particulier, c'est bien qu'il puisse le faire car quelquefois la police a le nez dans le guidon ou collé aux carreaux... Dans le cas argentin, personne n'a obligé les sauveteurs à emmener avec eux un caméraman dont l'utilité pour le groupe était de facto moins grande que si il n'en avait pas eu, ne serait ce que si on ne parle que du poids du matériel qu'ils devaient transporter.
La on est dans le sensationnel pur et dur.
posté le 25 février à 17:08
je me sens très mal qd je regarde federico, mais d'un autre côté cela montre que les gens en Argentine sont sauvages, c'est bon à savoir
je pense surtout au père qui voit son fils à terre
posté le 19 février à 11:57
Ces videos sont infernales. Les regarder est insupportable. La diffusion de telles images est un phénomène nouveau effectivement mais il est à remarquer que dans les 2 cas qui nous intéressent ici, cette diffusion est comme un cri des familles des victimes pour dire au "monde" que les circonstances de la disparition de leur proche n'était pas forcément celle décrite officiellement. Ce qui me choque finalement, ce n'est pas tant la diffusion des videos mais plus le fait que tout soit filmé désormais. une camera de surveillance passe encore, mais dans le cas de l'alpiniste, le cameraman n'aurait-il pas pu donner quelques forces? J'espère en tout cas (mais je suis candide sûrement) que les medias ne paient pas pour ces images.