En mettant le point final à une courte introduction
concernant les stèles de donation, ou stèles-bornes de l'Egypte de Basse Epoque, je vous avais promis, mardi dernier, ami lecteur, de nous retrouver à nouveau aujourd'hui devant cette
vitrine 8 de la salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre pour aborder d'un peu plus près la première d'entre elles, à gauche, la C 261, également répertoriée sous le numéro d'inventaire E
8099.
Il s'agit d'une stèle cintrée en calcaire d’une hauteur de 77 cm pour une largeur de 36, 5 cm, de provenance
inconnue, offerte au Musée du Louvre en 1887 par Adolphe Cattaui Bey (1865-1925), Secrétaire général de la Société royale de Géographie d'Egypte.
Permettez-moi, avant de poursuivre, d'introduire ici une petite parenthèse concernant plus spécifiquement ce que le musée appelle ses "Donateurs". Dans son
remarquable Dictionnaire amoureux du Louvre, l'ancien Président-Directeur Pierre Rosenberg leur rend, évidemment, un vibrant hommage. Evidemment parce que ces milliers de
personnes, amies du Louvre, des plus généreuses, comme les familles Rothschild, David-Weill, Camondo entre autres, mais aussi les entreprises sponsorisant un projet de rénovation, aux plus
modestes, voire même anonymes, ont peu ou prou contribué à l'éclatante rénovation d'une partie du bâtiment, comme tout récemment la Galerie d'Apollon et la Salle des Etats, ou à l'achat
de nouvelles pièces, tous départements confondus, qui permettent ainsi l'accroissement sensible des collections .
Il faut savoir qu'à sa manière, le Louvre honore les principaux d'entre eux en gravant leurs noms, soit sur ce qu'il est convenu d'appeler le "Mur des Mécènes", dans
le hall Napoléon, sous la Pyramide, pour les contributeurs jugés "exceptionnels"
soit, en lettres d'or, dans le marbre de la Rotonde d'Apollon
pour ceux qui ont légué au moins un million d'euros ...
Les noms de la majorité des autres généreux donateurs se retrouvent mentionnés à l'entrée de la salle de consultation du Département des Arts
graphiques.
Ces libéralités, qui peuvent être d'argent, sont souvent aussi d'objets dont, pour diverses raisons, se séparent collectionneurs ou autres.
C'est le cas donc de la première des deux stèles exposées dans la vitrine 8.
Elle concerne une donation de terrain (c'est évidemment un hasard, après ma parenthèse ci-dessus ...) effectuée par un haut dignitaire de la
Cour à un musicien en chef de la déesse Hathor, sous le règne d’Osorkon Ier (XXIIème dynastie, entre 925 et 890 A.J.-C.)
Dans la partie supérieure droite du monument, le roi, coiffé de la couronne de Basse-Egypte, regard
orienté vers les deux figures féminines, torse et pieds nus, vêtu d'un pagne à devanteau rectangulaire orné à l'arrière de la queue de taureau cérémonielle, élève à la hauteur du
visage deux vases à vin globulaires qu'il offre à deux
représentations simultanées de la déesse Hathor arborant la couronne constituée du disque solaire encadré par deux cornes de vache en forme de lyriforme : l'une, en tant que maîtresse
de la ville d’Imaou (= Kôm el-Hisn, dans le Delta), l'autre étant "La-belle-aux-sistres", et cela en présence du bénéficiaire lui-même, figuré en petite taille, jouant de la
harpe accroupi à ses pieds.
Il semblerait d'ailleurs, d'après le remarquable corpus de stèles de donation du Ier millénaire élaboré voici près de trente ans et publié à Louvain par l'égyptologue français Dimitri Meeks, qu'il soit fait souvent allusion à des musiciens dans ce type de monuments, qu'ils soient harpistes, comme ici, flûtistes aussi, voire même - et c'est par exemple le cas pour une stèle (E 8326) exposée aux Musées Royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles -, un trompettiste.
Très clair à ce sujet, le texte mentionne bien que le roi
offre des terres. Or, que constatons-nous effectivement ? Que ce sont deux vases globulaires que présente Osorkon Ier, et non, comme nous le découvrirons plus spécifiquement mardi
prochain quand, ensemble, nous nous pencherons sur la stèle C 298 à la droite
de celle qui nous occupe aujourd'hui, l'idéogramme du champ :
(M 20 dans la liste de Gardiner), constitué de trois tiges de roseaux émergeant d'un marais.
Qu'en déduire, dès lors ? Qu'il y a défaut d'interprétation ? Voire erreur de traduction ?
Non, plus simplement qu'il y a "code", comme souvent, d'ailleurs, avec l'image égyptienne; et cela, j'ai déjà, au fil de mes articles, eu maintes et maintes fois
l'opportunité d'y insister. Il s'agit ici en fait de la retranscription
dans la pierre du signe D 39 de la même liste hiéroglyphique de Gardiner :
une main qui tend un vase pansu, employé communément en tant que déterminatif du verbe "offrir".
Il ne faut donc absolument pas nous laisser abuser par l'objet lui-même présenté en guise d'offrande pour interpréter ce geste royal : notre regard n'est pas premier,
notre perception est inévitablement nourrie de savoirs acquis. L'historien d'art français Daniel Arasse, prématurément disparu, considérait qu'il fallait interroger le visible des oeuvres, non
pas pour en révéler l' "invisible", mais pour en découvrir l' "in-vu", c'est-à-dire ce qui n'a pas été encore perçu : ce qu'il appelait l' "inconscient optique" dissimulé dans l'oeuvre.
Contentons-nous d'enregistrer mentalement ce qui nous apparaît, affranchissons-nous de nos préjugés et de nos interprétations préconçues. Il ne faut donc aucunement nous cantonner à la
matérialité de ce que nous pensons voir, de ce que nous pensons comprendre : dépassons ce niveau premier de perception et haussons-nous jusqu'au symbole, sémantique certes, de la scène.
Réapprenons à regarder, atteignons l' "in-vu" cher à Daniel Arasse, ici d'une simplicité déconcertante : l'action d'offrir. Le roi donne. Point !
C'est un peu comme si, au lieu de dessiner les mains du personnage, un artiste du XXème siècle avait surréalistement remplacé mains et vases par les 6
lettres O - F - F - R - I - R.
En quatre lignes horizontales se lisant de droite à gauche, le texte profondément gravé sous les pieds des personnages, mais manquant véritablement de finesse, d'évidente
recherche esthétique, évoque d'emblée à la première ligne, en hiéroglyphes franchement "bâclés", les deux derniers noms de la titulature du souverain enserrés dans des cartouches : le premier,
celui du nom de Roi de Haute et Basse-Egypte : Sekhemkheperrê Setepenrê ("Puissant est le devenir de Rê, l'élu de Rê"); et le second, celui de fils
de Rê : Oserken Meri Imen ("Osorkon, l'Aimé d'Amon").
(Pour une explication détaillée de ce qu'est la titulature royale, permettez-moi, ami lecteur, afin de ne pas alourdir mon propos, de vous inviter à relire
l'article publié le 6 mai 2008.)
En étant très attentif, vous distinguerez encore, aux deuxième et troisièeme lignes, la mention de chacune des deux déesses Hathor, enfermée dans un carré évoquant la demeure d'Horus,
son époux.
(Ce que, par parenthèses, signifie réellement le patronyme : Hathor = Demeure du dieu Horus).
Le texte précise aussi que Pharaon, Fils de Rê, Maître des apparitions, doté de vie, Aimé de Rê, éternellement, selon la
terminologie en usage, :
"... offre les champs au chef des chantres d’Hathor d’Aphroditopolis, Paiirounoubet, fils du chef des chantres d’Hathor, Dame des "Murs" Inneha, en remplacement
du fils royal de Ramsès Isiemkheb (précédent bénéficiaire), et administré par la main de Tjaynebouheres.
Passablement altérée et en outre probablement incomplète, la fin du texte propose quelques bribes de la célèbre formule d’imprécation à
l’encontre de ceux qui envisageraient de détruire cet acte de donation.
Vous noterez enfin que toute la partie inférieure de la stèle est restée anépigraphe dans la mesure où, comme je l'ai expliqué
dans mon précédent article sur le sujet, celle-ci était évidemment prévue pour être enfoncée dans le sol.
(Meeks : 1979, 605-87; Menu : 1995, 213-4; Rosenberg : 2007, 319-20; Ziegler : 1982, 282)