Lorsque je me retourne vers les clichés impressionnistes que j’ai collectionnés au cours de mes voyages l’an passé, je m’aperçois que j’ai finalement enregistré de nombreuses vitrines. Il est certain que j’éprouve une attirance pour les étalages des pâtissiers et des confiseurs. Mais plus généralement, je vois bien que j’aime les accumulations fantasques. Il y a encore tant de pays où on se sent encore proche du bazar, et même où le bazar fait partie de la vie, parce que le client comme le vendeur ont besoin de marchander, voire de magasiner, comme disent les québécois, en ayant de quoi voir, peser et… sentir. Ce qui fait que j’ai le choix du commentaire et du lieu, certainement pour plusieurs posts.
Mais si ces marchés que j’ai rencontrés durant une année m’ont semblé enchanteurs, c’est d’abord parce qu’ils m’apprennent le plus souvent beaucoup sur la réalité de la circulation des goûts et des couleurs, des saveurs et des habitus d’une ville, mais aussi, à n’en pas douter, parce qu’ils comblent une frustration considérable : celle de n’avoir aucun marché sous la main là où j’habite.
Cela peut paraître étrange à ceux qui ne vivent pas au Grand-Duché de Luxembourg, mais autant on se trouve partout encerclé de nature, et d’une nature aussi protégé qu’il est possible, autant tout ce qui est de l’ordre de la nourriture passe par la boutique fermée, et mieux encore par la supérette ou le supermarché.
Tapez « Marchés au Luxembourg » sur Google et vous constaterez le résultat : vous trouverez les règles des marchés publics, les règles de l’entrée des marchandises extra-européennes sur le marché luxembourgeois, et pourquoi pas le marché des changes et une invitation à accéder aux hedge-funds, même si ce marché là a pris soudain un coup de vieux. Mais seules deux ou trois mentions figurent sur les vendeurs de plein air. Il y a le marché de la Place Guillaume et de la Place de Strasbourg, le mercredi et le samedi matin. Quand même ! Mais c’est à presque quarante kilomètres de chez moi. Et puis, je dois être juste, ceux du sud du pays, Differdange ou Esch-sur-Alzette ont gardé une allure frontalière. Mais là il s’agit de soixante kilomètres. Pour le reste, on mentionne des marchés traditionnels, je veux dire ceux qui sont liés à la brocante, aux fêtes calendaires, période de l’Avent, de Noël ou Pâques, ou grandes Fêtes venues en droite ligne du Moyen Âge et des décisions de Jean l’Aveugle, comme la Schueberfouer.
Il est pourtant un marché tout à fait exceptionnel que j’ai découvert à Luxembourg ville le lundi de Pâques : l’Emaischen qui a lieu place du Marché-aux-Poissons et qui se déroule également à Nospelt. Je ne vais certes pas donner l’impression de réinventer l’origine de cette manifestation qui, au-delà d’un marché, est aussi une fête, mais en lisant les bons auteurs, j’ai appris qu’étymologiquement cet Emaischen semble venir d’Emmaüs, ce village de Palestine où le Christ est apparu à deux de ses disciples, le troisième jour après sa mort. Il s’agit d’un marché de potiers, mais qui réunit une production toute particulière ; les « Péckvillercher », les « Léinefässercher », les « Spridelcher » et les « Freieschtasen ». Tous oiseaux en céramique, tous oiseaux siffleurs, évidés pour contenir de l’eau et qui ressemblent un peu à ces oiseaux métalliques de mon enfance à l’intérieur desquels roulait une petite bille, comme dans les sifflets des pandores.
Et chaque année, les créateurs inventent de nouveaux décors, parfois de nouvelles formes, de nouvelles visions, de nouveaux sons. Et les Luxembourgeois se pressent autant pour ajouter quelques pièces à leur collection, que pour les bonbons et les amandes grillées.
Ma collection à vrai dire ne comporte que quatre pièces. Mais, en raison de mon âme voyageuse, j’ai du mal à faire coïncider ma présence dans le pays avec le lendemain de la Résurrection.
Pour être complet, je n’oublie par le Märtchen lié à l’Octave à Notre-Dame de Luxembourg, ce marché destiné à sustenter les pèlerins venus des campagnes rendre hommage, à jeun, à la Bonne Mère.
Tout ceci est bel est bon et j’en comprends le sens religieux, mais cela ne me donne aucune possibilité de vivre au rythme des saisons, comme je l’ai fait pendant presque cinq ans à Strasbourg, sur une autre Place du Marché-aux-Poissons, coincée entre le Palais de Rohan et les alentours de la cathédrale et ouverte sur l’embarcadère des bateaux de l’Ill. Un marché des producteurs qui n’a installé sa tradition qu’un an avant que je vienne habiter dans la capitale alsacienne, en 1991 et que j’ai essayé de fréquenter jusqu’au dernier jour. J’y retourne, comme dans une sorte de pèlerinage si jamais il m’arrive de me trouver un samedi matin à Strasbourg et j’y retrouve tous ceux que j’avais appris à saluer, les ayant parfois visités dans leurs campagnes, ou pour mieux dire leurs montagnes, puisque la plupart viennent du massif vosgien : Michel le laitier aux yaourts “les meilleurs du monde”, la marchande de chèvres cendrés et celle qui chaque automne apporte ses bocaux de cornichons et la choucroute nouvelle.
En ce qui concerne les poissons, on n’y trouve plus à vrai dire que des truites d’élevage et, si on a de la chance, des écrevisses et des brochets du Rhin. Pour le reste j’ai réappris ce que voulaient dire les légumes et les fruits de saison, les laitages de l’Alsace bossue, s’Krumme Elsass, où les églises catholiques jouxtent les temples et les synagogues, les foies gras et les magrets, le Presskopf et les gendarmes.
Je suis alors certain qu’on comprendra pourquoi je ne peux me faire à l’idée que le pays où je vis aujourd’hui, où je croise des tracteurs chaque jour en me rendant dans la capitale, tandis que des vaches bien propres me regardent passer, ne me laisse d’autres solutions que Cactus et Delhaize, ces multinationales de l’alimentaire à la petite échelle de la Grande Région.
Les marchés de Paris, du XXe au XIIIIe, de la Mouff, à la rue Montmartre, de la rue de l’Arbalète, au Boulevard Beaumarchais, du Marché Saint-Eustache-Les Halles, aux enfants rouges, à Maubert, Monge, Raspail et Saint-Martin, Alésia et pourquoi pas Georges Brassens…qui me laissent des cicatrices, par leur éloignement.
Ces souvenirs me sont revenus, intacts, tandis que je regardais ce film un peu mal foutu que Cédric Klapisch a consacré à Paris. Juste parce qu’Albert Dupontel et Juliette Binoche remplissent ce manque dont je souffre et tombent amoureux l’un de l’autre.
Des marchés donc, pour le plaisir, à Barcelone, Saint-Jacques de Compostelle, Le Puy-en-Velay, Athènes, Bucarest, Lisbonne, Avignon, Bruxelles, Florence, Grenade, Kutaisi dont les photographies s’accumulent.
Des marchés dans lesquels je veux me replonger dans les jours qui viennent.