C'est ce qui est arrivé à Charles Lapicque, qui a traversé le siècle dernier dans toute sa longueur en laissant quelques empreintes sur la science, et de grosses traces de couleur sur la peinture, et qui pourtant est aujourd'hui ignoré par presque tout le monde. Même Dijon a sa rue Charles Lapicque - il faut dire que son musée comporte une riche sélection de ses oeuvres. Je suis passé régulièrement vers cette rue, ce n'est que récemment que j'y ai prêté attention. Elle doit être plus ou moins rédigée ainsi : "Charles Lapicque, 1898-1988, peintre français."
"Peintre français". C'est un peu court, mais il est impossible de résumer la vie d'un homme sur une simple plaque émaillée. Tâchons tout de même de lui rendre justice en quelques lignes. Chérie de Sammy et moi-même avons découvert Charles Lapicque a l'occasion de l'exposition rétrospective que le musée de la Poste lui consacra l'année dernière. Rien que l'affiche donnait envie d'en voir davantage.
Le choix de l'affiche est judicieux, car elle reprend L'embarquement pour Cythère, tableau idéal pour commencer à parler de l'artiste : Lapicque, c'est beau, c'est plein de couleurs., c'est de la vie posée sur une toile, transposée, traduite par un code qui n'appartient qu'à lui :
"Mettez du rouge, de l'orangé, du jaune pour tout ce qui est impalpable et lointain, notamment le ciel et du bleu pour tout ce qui est solide, compact, rapproché, la terre par exemple"
Il faut dire que celui qui n'était à ses débuts qu'un peintre du dimanche exceptionnellement doué est aussi docteur en physique, spécialisé dans l'optique et l'étude des couleurs. On sent qu'il maitrise son sujet. Il maitrise d'ailleurs tellement qu'à partir de 1939 il laisse tomber la science pour se consacrer à plein temps à la peinture.
J'ai pu lire ça et là qu'il appartient à l'école de Paris. Je ne sais pas pour vous, mais moi, l'école de Paris, ça ne m'évoque rien du tout. Si je devais absolument faire rentrer Lapicque dans une petite case, je dirais qu'il appartient à l'école de la vie et du grand large, à l'école de la couleur, de la liberté et du mouvement. Avec Lapicque, il faut prévoir des petites cases relativement grandes.
Pour faire simple, Lapicque a commencé par faire de l'abstrait ; mais à sa façon, avec des entrelacs de couleur, des tableaux-rébus, des tableaux tout en mouvement où l'oeil suit une trajectoire d'un bout à l'autre de la toile. Au fil des années, il s'est fait de plus en plus figuratif, mais c'était toujours du Lapicque, toujours profondément original et sincère - sincère au sens de fidèle à lui-même.
Il aimait les bateaux, le sport, notamment le tennis ; il aimait la Bretagne et Venise, il aimait les tigres, éléments que l'on retrouve dans ses tableaux. Les œuvres des dernières années surtout, les plus figuratives justement, sont à la fois une explosion de couleurs et un resserrement sur ces quelques thèmes. Mais quel régal ! Ses couchers de soleil sur Venise sont des feux d'artifice, ses tigres sont des rêves borgesiens...
Il aimait aussi la vie, il a caché des juifs pendant la guerre ; les noms de Charles et Aline Lapicque ne figurent pas seulement sur une plaque d'une petite rue de Dijon, ils sont inscrits aussi sur la liste des Justes par le Yad Vashem de Jérusalem, et sur le mur des Justes à Paris, honorés par l'hommage national de janvier 2007 au Panthéon.
Il faudrait corriger la plaque de la rue Charles Lapicque ; je propose un panneau 4x3 portant les mentions suivantes :
Charles Lapicque, (1898-1988)
Peintre,
Ingénieur,
Régatier,
Juste parmi les nations,
Génie de la couleur
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Pour creuser un peu de votre côté :
- charleslapicque.fr, le site le plus complet sur Lapicque. La majeure partie des liens de cette chronique pointent vers ce site.
- Froggy's delight : Charles Lapicque, une rétrospective
- Musée de La Poste : Exposition Charles Lapicque
- Musée des beaux-arts de Dijon : Fiche "Lumière sur... Charles Lapicque" [pdf]