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"Comme une danse", Carnets du paysage 13-14 : compte rendu

Publié le 26 juin 2007 par Jérôme Delatour

En avant-première, un compte rendu que je viens d'écrire pour le prochain numéro de l'excellente Polia, la revue de l'art des jardins :



Les Carnets du paysage, 13-14 (automne 2006-hiver 2007), Actes Sud / École nationale supérieure du paysage, 377 p., illustrations en noir et blanc et en couleurs, un DVD, 30 €.

Avec ce double numéro, les Carnets du paysage restent fidèles à leur réputation de défricheurs de contrées inconnues ou peu fréquentées. Il s’agit ici de paysage et de mouvement et, plus particulièrement, de la place du corps vivant dans le paysage : comment la nature, le paysage inspirent ou déterminent ses mouvements, bref, les chorégraphient.

Par petites touches foisonnantes, incluant la danse sinusoïdale du lombric à travers les saisons (Gabriel Chauvel), les exercices de voltige du randonneur épicurien sur tuf, tourbe et dunes (Marc Rumelhart), le ballet des brebis passant un ravin (étonnants dessins du berger André Leroy), une boulographie improvisée par des joueurs de pétanque chalonnais (performance de Richard Conte sur DVD), cette dernière livraison laisse ressortir plusieurs impressions. D’abord, l’évolution considérable du paysage contemporain par rapport au paysage de la Renaissance et à la cartographie classique, fixistes, ignorant le travail du temps, plaçant d’emblée le corps en position de spectateur, extérieure au paysage. En faisant de Versailles une scène permanente, en chorégraphiant lui-même la visite de ses jardins (Hervé Brunon), Louis XIV poussa sans doute le contrôle de la nature et des corps à l’extrême. Au cours du XXe siècle, l’art moderne a multiplié les expériences pour sortir de ce fixisme. Dans les années 1910, Adolphe Appia, fervent admirateur de Wagner, rompit avec le décor de scène illusionniste (Anne Boissière) ; dans les années 1950-1960, Anna Halprin poussa les danseurs à s’aventurer au dehors, à travers bois et villes, un peu comme les impressionnistes près d’un siècle plus tôt, privilégiant la création collective, l’improvisation, laissant une part d’initiative au danseur.

L’exemple de la danse contemporaine semble influencer les paysagistes au point que les deux disciplines, chorégraphie et, si l’on peut dire, chorographie, semblent aujourd’hui extrêmement proches dans leur approche et leurs préoccupations. Toutes deux admettent pour principal fondement la perception de l’environnement, du sol et de la gravité en particulier (Emmanuelle Huynh). En créant des passages obligés, de douces contraintes pour le corps comme le sculpteur George Trakas (Catherine Grout), le paysagiste est éminemment chorégraphe. À la suite des chorégraphes, les paysagistes ont aussi tenté d’élaborer, dans les années 1950-1960, une notation du mouvement : tandis que Philippe Thiel essayait de noter l’expérience paysagère, Lawrence Halprin proposait sa motation, système permettant en outre de prévoir et d’induire les mouvements des personnes (Frédéric Pousin, Gilles A. Tiberghien). Les efforts des paysagistes actuels pour concevoir leurs créations à travers le temps (Michel Desvigne), pour déférer à l’histoire d’un paysage et refuser la tentation de la table rase (Gianni Burattoni et Jacques Leenhardt), pour se laisser aller au ressenti, au hasard (Élisabeth Ferron et Olivier Marty), forment encore d’autres points communs avec les chorégraphes contemporains.

Paradoxalement, si la danse moderne et contemporaine a en quelque sorte montré aux paysagistes la voie du mouvement, elle-même n’est pas encore parvenue à se libérer des contraintes de la scène. Peut-être n’est-ce pas un hasard si les chorégraphes sont si peu présents dans ce numéro. Aujourd’hui, la danse en extérieur reste du domaine de l’expérience et de l’exception. Hervé Brunon donne l’exemple de la compagnie Ixkizit, mais on pourrait en citer bien d’autres, comme le festival de Chamarande ou le projet américain Bodycartography. Un état des lieux de la danse en extérieur serait le bienvenu.

Cette livraison des Carnets n’évite pas les aléas du genre : des essais parfois vains, voire prétentieux ; mais l’ensemble est suggestif et stimulant.anti_bug_f


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