Scientifique, mathématicien, inventeur, psychologue, érudit, Charles Henry est connu pour avoir influencé et accompagné les recherches du groupe de peintres néo-impressionnistes et plus particulièrement Seurat, puis Signac. Ces études pour une synthèse entre les sciences et les arts, sur l'esthétique scientifique, les rythmes, les formes et les couleurs, servirent de base scientifique à la critique de Félix Fénéon ainsi qu'a de nombreux symbolistes, de la Revue Indépendante à la Revue Blanche (où il tint une chronique des sciences). Inventeur (entre autre) d'un rapporteur esthétique et d'un cercle chromatique, utilisés par ses amis peintres, son influence fut grande dans les milieux de l'art des années 1885-1900. La liste de ses oeuvres, montre qu'il fut plus qu'un esprit curieux et un érudit ; un véritable encyclopédiste, ses recherches et publications s'étendent des rayons Röntgen, au lupus chez l'enfant, des calculs de probalités au jeux de la roulette à Casanova ou Mlle de Lespinase, des colorants nouveaux aux rayonnements biopsychiques, d'une critique de Malebranche par un Bénédictin à l'oeuvre ophtalmologique de Thomas Young, le cyclisme, la chimie, Voltaire, Wronski, Rameau, la lumière, les muscles, le zinc phosphorecent, la survie, tout ses domaines et bien d'autres furent abordés et étudiés par Charles Henry... Les Cahiers de l'Étoile, revue fondée autours de Krishnamurti, avec pour rédacteurs en chef I. de Manziarly et C. Suarès, consacra, en janvier - février 1930, un numéro en hommage à Charles Henry, en voici les collaborateurs :
Paul Valéry, Juliette Roche, Fernand Divoire, René-Louis Doyon (Aux écoutes du génie), Emile Gautier, Guillaume Jeanneau, René Jean (Souvenirs), Gustave Kahn (Quelques souvenirs de jeunesse) [reproduit ci-dessous], Léouzon-le-Duc, Georges Pillement (Charles Henry et Jules Laforgue), Gustave Piementa, Paul Signac, Georges Bohn (Quelques souvenirs sur Ch. Henry), Andry Bourgeois (Le rayonnement universel), I. de Casa-Fuente (Charles Henry, savant et mystique), E. Caslant, R. A. Fleury (Ch. Henry et la survivance), L. Genevois (Méthode expérimentale et raisonnements mathématiques de l'oeuvre de Ch. Henry), Albert Gleizes (Ch. Henry et le vitalisme), Dr R. Lutembacher (Ch. Henry universitaire), F. Warrain (La pensée de Ch. Henry), Victor Delfino. Bibliographie [fort incomplète] des oeuvres de Charles Henry.Il faudra que je revienne sur ce personnage extraordinaire et dont l'oeuvre reste relativement peu connue, dans l'instant je laisse la parole à Gustave Kahn et a ses souvenirs des jeunes années.
Extrait de Hommage à Charles Henry, n° 13, janvier - février 1930 des Cahiers de l' Étoile.CHARLES HENRY
QUELQUES SOUVENIRS DE JEUNESSE
par GUSTAVE KAHN
La première rencontre avec Charles Henry ? En 1879. Vers les dix-neuf ans, rue Mazarine. Il sortait, s'il m'en souvient bien, de la Bibliothèque de l'Institut. Il était long, maigre, blond avec d'extraordinaires yeux bleus de lac de montagne, vêtu de noir, coiffé du haut-de-forme. Il portait alors cette tenue sévère presque comme un uniforme.
« Quel Vélasquez ! » disait en l'apercevant pour la première fois le sculpteur Carriès. Rien d'extraordinaire à ce qu'une goutte de sang espagnol, chez ce Franc-Comtois, ne soit venue de belle source. Il évoquait les infants blonds, mais avec une image de souple vigueur et de la clarté dans les yeux. Sa famille : un père attaché à la régie des Tabacs. Une mère qu'il avait perdue très jeune, blonde, sentimentale, belle, disait-il, sourire doux, mains fines, grande liseuse, missel et roman courant, bonne, distinguée. Le père, avant que Charles Henry ne fût majeur, lui avait rendu des comptes et admis qu'il vint à Paris, en pleine indépendance. La possession d'un pécule favorisait chez Charles Henry sa haine des examens. Il prenait tranquillement la voie libre et difficile. Il était à la fois indécis et résolu, indécis seulement sur la route à prendre et, de peur de se tromper, il les prenait toutes.
L'érudition le sollicitait dans toutes les directions. Le voici fureteur à la Bibliothèque Nationale. Son goût très vif des lettres l'attache à cette enquête sur le dix-huitième siècle que les Goncourt avaient si brillamment commencée. Triomphe ! Il trouve une petite Vie de Watteau, par Caylus, que les Goncourt n'avaient point aperçue. Il publie les lettres de Mlle de Lespinasse. Il touche, plus haut dans les temps, à Huet, évêque d'Avranches. Il s'occupe de la musique et de Rameau. Ce qui ne nuit en rien à des travaux d'érudition mathématique, notes sur Woepke, sur des chiffres arabes, des notes nombreuses envoyées au Bulletin du prince Boncompagni, à Rome. A vingt ans, il a une liste de publications, notes, communications, qui remplit de caractères serrés une petite page. Ce n'est pas boursouflé, c'est dru. L'amour de l'érudition, du dix-huitième siècle, de la littérature, de l'aventure, l'attirent vers Casanova. La question pour lui (n'est-il pas le seul casanoviste qui se soit occupé de cela ?) est de savoir si Casanova, qui se piquait de mathématiques, était réellement un mathématicien. L'opinion d'Henry est affirmative. Mais d'un autre côté il s'attache à des recherches sur Fermat : il rencontrera sur cette route Lucas, qui devient un de ses amis. Il est naturel que, s'écartant de la route ordinaire jalonnée de diplômes, et pourvu, parmi son sens critique, de fantaisie, il soit attiré vers des savants méconnus, dont la figure s'est embrouillée de légende, et le voici passionné de Wronski. N'y a-t-il point là quelqu'écho d'enfance, de souvenir du cher Balzac, lu et relu par sa mère et peut-être à lui raconté, dans le désir d'aborder ce savant un peu étrange, un peu hors la loi, qu'il déclarera, avec plaisir génial, car Wronski apparaît dans l'oeuvre de Balzac anecdotique et comme voilé. Je le croirais. Malgré tout son labeur, il est fort liseur. Je lui fais connaître les oeuvres de quelques poètes que je préfère. Mallarmé lui paraît, à la lecture du fragment d'Hérodiade, une sorte de Racine plus pur et moins ample (ce qui manque pas de justesse). Les Fêtes Galantes l'enthousiasment au plus haut point.
Ferait-il de la littérature ? Sans doute, il y songe. Mais n'y faudrait-il point une étude préparatoire analogue à une étude scientifique ? Son esprit scrupuleux s'étonne devant la candeur des réalistes. Dans ce que l'on peut discerner de ses velléités, de ses songeries, s'il écrivait ce serait du roman d'analyse très moderniste, très scintillant, bref, décrivant les idées par illuminations brusques de pôles contrastants. Mais il hésitera toujours. Il n'a pas le temps de se sonder en écrivant un roman d'essai qu quelque grand essai critique. Il y a des idées d'ordre scientifique qui le requièrent absolument. Il y songe. Il en parle. Il écrira juste deux ou trois poèmes en prose, où il cherchera des accords de tons et de métaphores. Puis il a connu Sylvester et c'est un grand élan vers les mathématiques. Il est pénétrant, fin, précis, très capable d'écrire de belles oeuvres littéraires, indécis devant la construction littéraire et puis, surtout, il a à faire ailleurs.
Dans notre petite bande de jeunesse, on l'appelle « le Savant ». D'abord, le groupe est peu nombreux. Ferté, un orientaliste, lui, moi. C'est plutôt lui, peu liant, qui le fermerait. Mais il est impossible qu'il ne rencontre pas mon ami Charles Cros, dont il aime les vers et dont l'esprit scientifique l'enchante. Je lui ai beaucoup parlé de Jules Laforgue, que je viens de rencontrer tout inédit et tout indécis aux Hydropathes. Il hésite, il est méfiant, mais dès qu'il s'est décidé, une amitié fraternelle naît entre deux. Il a alors des détentes. La redingote noire et le haut-de-forme sont remisés pour les circonstances solennelles. Son travail acharné ne l'empêche point de s'intéresser à tout. C'est sa manière. Du temps qu'il commençait de s'occuper de Fermat, il donnait à la Gazette anecdotique l'explication d'un petit jeu de société à peu près oublié, le Taquin,. Il cherchait les lois des oscillations des majorités électorales. Il songeait au rapporteur esthétique, au cercle chromatique, et rêvait de créer un fixe poussière (précurseur, en 1885, de l'aspirateur), un appareil à ailettes actionné par un mouvement d'horlogerie.
J'ai assisté à la mise en oeuvre de la création du rapporteur esthétique. Il entre chez un marcha,d d'appareils scientifiques, et optiques surtout, au bas du Boulevard Saint-Michel, petite boutiquette sans apparence. Il s'adresse au tenancier : - N'auriez-vous pas un appareil qui répondrait... L'autre lui assure que cela n'existe point... - Mais, dit Henry, ne croyez-vous pas alors que c'est à créer ? - Sans doute... Henry se démasque. - Je suis l'inventeur... Il s'explique. Le négociant tombe d'accord, et il s'associent pour créer le rapporteur esthétique... Si le négociant à qui il avait parlé, avec la même cautèle et la même hardiesse, de son fixe-poussière, avait compris aussi bien que l'opticien du boulevard Saint-Michel, la guerre aux poussières commençait en 1885.
Je ne donne point à ces anecdotes d'autre importance que de présenter des facettes du caractère d'un Charles Henry jeune et que ses admirateurs actuels n'on point connu. A mesure que les amis de jeunesse avancent parallèlement dans la vie, ils se connaissent moins ou, du moin, s'ils sont plus au courant du caractère l'un de l'autre, spécialisés chacun de son côté, ils comprennent moins l'oeuvre que l'un et l'autre poursuit. Simple lettré, si je suis sûr que Charles Henry eut du génie, ce n'est point moi qui puis donner le détail de ses rêves et de ses réalisations. D'autres, très qualifiés, le feront dans cette revue, que je remercie de m'avoir appelé à écrire quelques lignes sur un ami qui me fut si cher, sur l'aube d'une amitié qui dura, sans nuage, cinquante ans.