Pyongyang, à l'encontre de nombreux préjugés, est une ville qui offre quelques intéressantes possibilités de shopping : marchés bien sûr, mais aussi grands magasins, galeries, petites boutiques de quartier. Le choix ne manque pas, et j'y reviendrai. L'un des problèmes quotidiens de la vie nord-coréenne vient au moment de régler ses achats : comment payer ?
Les magasins en général n'acceptent pas les wons : pour les étrangers, la monnaie officielle est l'euro. Mais d'autres devises sont monnaies courantes, si je puis dire : on trouve très souvent des dollars, et parfois même des yuans chinois. Les magasins acceptent tout type de devises, et chaque serveuse de chaque magasin de chaque ville reculée du pays connaît par coeur tous les taux de change.
Les véritables difficultés arrivent au moment de rendre la monnaie. Parce que ce que serait trop facile. 2 euros 10 centimes. Le prix de la peur. Vous n'avez qu'un billet de 5 euros, et la caissière vous jette un regard noir, où se mêlent les reproches et la détresse, ses yeux embués par l'émotion vous signifiant votre cruauté sans nom. Elle ouvre son tiroir-caisse d'une main lourde ; dans une boîte en carton y traînent de grosses liasses de billets, et quatre piécettes faméliques.
Y'a pas de monnaie.
Ca énerve, surtout si ça arrive dans un magasin où vous venez tout le temps, et dans lequel vous prenez soin de payer à chaque fois avec de la petite monnaie. Vous savez donc pertinemment que des pièces et des centimes, ils en ont. Ou du moins, qu'ils en ont eu.
Et ce jour-là, pas de chance, tout ce que vous avez, c'est un billet de 5 euros.
Les experts se perdent en conjectures : où disparaissent les pièces ? Sont-elles fondues pour en extraire un métal précieux, destiné à quelque usage mystérieux ? Sont-elles mises de côté car, représentant des petites sommes, elles plus pratiques à dépenser sur les marchés ? Ou bien alors, comme le résumait si bien un ami, un jour d'énervement devant le visage navré de la serveuse à qui il venait de tendre 10 euros:
"Mais bordel, c'est quand même pas possible de jamais avoir de monnaie, vous les mangez ou quoi ?"
Le mal est endémique, et appelle à des solutions drastiques. Telle ONG de mes amis en était arrivée à demander à chacun de ses nouveaux expats débarquant à Pyongyang de ramener un bon gros sac de petite monnaie. Ce qui, on le conçoit, est idéal à transporter quand on prend l'avion, et qu'on doit changer à Pékin.
Mais les Coréens sont un peuple extraordinairement débrouillard et plein de ressources. Ils ont trouvé une solution : ils vous remboursent en bonbons. Non, tu ne rêves pas, ami lecteur. La Corée du Nord, ce n'est pas Alice au Pays des Merveilles, et on n'y règle pas ses achats en caramels ou en fraises tagadas.
Et pourtant. Quand il n'y a plus de monnaie, quand même les billets de 1 dollar ne suffisent plus, quand les yuans sont épuisés, il reste les bonbons.
Et nous les accumulions, ces petites boites à bonbons. De marque japonaise, de forme parallélépipédique, sous un emballage coloré, avec 5 petites boules de chewing-gums parfumés à la fraise, au melon, ou au raisin. Nous avions fini par connaître leur parfum par coeur, et ces foutues boites ont complètement envahi notre environnement : trois boites dans la voiture, deux qui traînent au fond d'une poche, d'autres entamées dans la cuisine, ou entre les coussins du canapé.
Le taux de change officiel en Corée du Nord se résume donc ainsi : 20 centimes d'euros = 35 wons = 5 bonbons. Car l'unité du bonbon est la boîte.
Pour s'acheter une crème de beauté Bomhyanggi au ginseng de Kaesong (8 Euros), il vous faudra donc débourser 200 bonbons. Et une nuit d'hôtel au Moranbong ne vous coûtera pas moins de 1500 bonbons.
Ou du moins c'est ce qu'on aurait pu penser a priori. Car la réalité nord-coréenne est autre, et le bonbon est une monnaie qui y possède une qualité unique au monde. C'est une monnaie à sens unique : si vous ne pouvez guère la refuser (ou alors vous repartirez sans votre monnaie), elle n'est acceptée nulle part. Aucune caissière d'aucun magasin ni d'aucun restaurant, ni même aucune vendeuse de glace de rue, ne voudra vous les reprendre.
Nous avons pourtant essayé de les refourguer partout, ces bonbons japonais. Même dans les lieux où nous allions tous les jours, et où le personnel nous faisait confiance et savait que nous n'étions pas du genre à leur mâcher la monnaie. Même en gardant précieusement intact le petit emballage plastique autour de la boite, nous essuyions des refus nets. Même pour acheter d'autres bonbons, ils ont pas voulu.
Les souvenirs sont pervers. Quelques mois plus tard, de retour au sud, j'ai trouvé dans un supermarché une cartouche complète (20 boîtes) de cette marque de bonbons. Je les ai acheté, en souvenir ému. Quand la caissière m'a rendu ma monnaie jusqu'à la dernière pièce, j'ai été étrangement déçu.