A Madame Marie-Estelle Pech, journaliste au Figaro, le 13 février 2009
Madame,
Dans votre article titré « Un quart des enseignants-chercheurs ne publient pas » (Le Figaro du 12 février 2009) vous avancez un certain nombre de faits et de chiffres à l’appui d’une démonstration clairement orientée en faveur du projet de décret statutaire proposé par le gouvernement. Ainsi, sous le couvert d’un article d’exposition des faits – il n’est pas présenté comme un éditorial ou une « opinion » –, sonnez-vous le signal d’une charge violente contre les universitaires. Vous vous retrouvez d’ailleurs de la sorte en bonne compagnie, aux côtés de nombre de vos confrères qui ont fait de même ces derniers jours : citons ici pêle-mêle Catherine Rollot, Christophe Barbier, Sylvie Pierre-Brossolette ou encore Franz-Olivier Giesbert… Sous prétexte de fournir quelques chiffres, vous prétendez ainsi « démontrer », une fois de plus, combien les enseignants-chercheurs sont dans une très large proportion des privilégiés, des fainéants et des profiteurs du système et qu’ils feraient donc mieux d’accepter le nouveau statut qui leur est proposé – vous ne nous dites pas pourquoi d’ailleurs.
Bref, votre papier est un monument dressé à la désinformation et à la manipulation du lecteur qui n’honore pas un quotidien comme Le Figaro.
Votre article témoigne d’abord d’un manque d’information (volontaire ou non ?) tout à fait étonnant. Vous citez en effet pour commencer une évaluation réalisée par la « mission scientifique, technique et pédagogique du ministère de l’éducation nationale » (MSTP). Savez-vous seulement, Madame, que cette mission a été dissoute en mars 2007 ? Elle a été remplacée depuis par l’AERES (Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) créée en 2006 suite à la loi de programme sur la recherche. Et, surtout, savez-vous que depuis cette date une réflexion s’est engagée sur les modalités de l’évaluation précisément, en particulier sur la notion de « publiant » ou « non publiant » ? Ce simple fait aurait dû vous faire réfléchir à l’utilisation d’un travail d’évaluation ancien et largement dépassé par l’évolution rapide de la réflexion sur le sujet. Mais là n’est pas l’essentiel.
Il s’agit en effet d’une question complexe dont il est difficile de rendre compte en avançant que « les critères d’appréciation d’un ‘publiant’ ne sont pas très ‘exigeants’ » selon les dires d’un président d’université. Vous parlez ainsi, rapportant sans doute la conversation que vous avez eue avec ce président (dont vous ne jugez pas bon de préciser s’il est favorable ou non à la réforme même si l’on se doute de sa position à le lire), d’un « nombre minimal d’articles » dans des « revues reconnues ». Vous évoquez également, en passant, la question du classement des revues (cf. votre exemple sur les sciences de la vie…). Mais vous ne dites là rien qui soit susceptible de valider vos assertions sur l’absence de travail de recherche… Vous vous contentez en effet de répéter une forme d’opinion commune, fort répandue, qui mêle perception d’une insuffisance quantitative de publications et absence d’interrogation sur la réalité de ce qu’est le travail de recherche et la publication de ses résultats. L’exemple scientifique que vous retenez ici étant à la fois caricatural et tout à fait particulier.
Mais, Madame, vous êtes vous seulement posée une fois la question de savoir ce qu’était une « publication » pour un chercheur ? Dans quelle condition celle-ci était élaborée ? Quelles étaient les différences possibles des conditions de sa production entre les différentes disciplines ? De quels moyens et de quel temps disposait un universitaire pour ce faire ? Comment peut-on sérieusement évaluer ce travail ? Qui doit ou peut le faire et dans quelles conditions ? Etc. D’ailleurs lorsque vous distinguez les disciplines pour avancer quelques chiffres sur les « publiants » et les « non publiants » (vous avalisez d’ailleurs au passage le vocabulaire officiel sans en interroger la pertinence…), vous ne vous posez pas la question de la différence fondamentale des pratiques de publication entre les sciences dures (19 % de non publiants) et les sciences humaines et sociales (28,5 %) ! Pas plus d’ailleurs que celle de savoir si des regroupements aussi vastes de disciplines sont pertinents. Un exemple à tout hasard : ne pensez-vous pas que la philologie médiévale et l’économétrie sont susceptibles de connaître des pratiques de publication différentes ?
En fait, vous posez bel et bien la question de la « non publication ». Vous la posez à Jean-Robert Pitte. Cet ancien président de Paris IV bien connu de tous pour sa neutralité, sa modération et son honnêteté intellectuelle qui considère du haut sans doute d’une étude précise, fine et fiable qu’il aura réalisée que les chiffres cités par vous plus haut sont « encore trop optimistes », et estime donc « à 40% le nombre d’enseignants du supérieur qui ne publient pas »… Qui dit mieux ? Un enseignant d’une « petite université du sud de la France » qui estime lui que 52% de ses collègues ne publient pas ! CQFD
Mais il y a pire encore dans votre article. Oui. Au début de celui-ci, vous citez les données de l’étude de la MSTP – là aussi comme s’il s’agissait d’éléments incontestables… Vous déduisez du fait que 24% des enseignants-chercheurs ne font partie d’aucune équipe de recherche que ces 24%-là ne font aucune recherche ! Là, je dois vous dire, Madame, que j’en suis resté bouche bée. Encore une fois ne vous êtes-vous pas posé la question de savoir si l’on pouvait éventuellement faire des recherches en dehors de l’appartenance à une « équipe » ? Si l’appartenance à une telle équipe (sont-ce des « équipes d’accueil », des « unités mixtes de recherche », des « instituts »… ?) est une condition sine qua non ? Vous poursuivez en expliquant que sur les « 76% restant » (sic), un quart travaillant dans les « unités de recherche » (re-sic) n’ont pas publié pendant les quatre années précédant 2007. Sans revenir sur le sens du terme « publier » tellement problématique, ne vous êtes-vous pas demandé pourquoi une telle proportion d’universitaires ne « publiaient » pas ? Pour quelles raisons un tel taux de « non publiants » est-il possible, alors précisément qu’ils sont dans des « équipes de recherche »… ce qui laisserait croire au passage que ce n’est pas un critère suffisant par rapport à votre assertion précédente sur ceux qui n’y appartiennent pas ? Mais qu’ont donc bien pu faire ces 14 000 personnes pendant 4 ans ? Au passage, là encore, une précision sur des chiffres que vous utilisez sans visiblement trop savoir ce qu’ils recouvrent. Ils ne comprennent pas uniquement les enseignants-chercheurs mais l’ensemble des universitaires et des chercheurs présents dans les universités (ceux des organismes de recherche compris qui ne sont pas soumis à l’obligation statutaire d’enseignement). Décidément…
Suit le passage de votre article sur l’exemple de collègues juristes ou économistes qui exercent à côté de leur enseignement une profession libérale, d’avocat ou de conseil. Outre que ce phénomène est tout à fait marginal par rapport à l’ensemble des universitaires, vous le présentez lourdement comme un fait caractéristique du côté « profiteur » du système de l’enseignant-chercheur puisque sous la rubrique d’un paragraphe commençant par « un universitaire est pourtant censé consacrer une partie de son temps de travail à la recherche, l’autre à l’enseignement. » Bref, voici une nouvelle généralité tirant dans le sens de votre démonstration à charge à partir d’un exemple particulier très limité.
Et d’insister plus loin sur les seules « six à huit heures d’enseignement hebdomadaires pendant les huit mois que dure l’année universitaire ». Pas un mot cette fois sur ce que représente « une heure de cours » pour un universitaire ni sur ce que sont ses « vacances », par exemple, passées à faire les travaux de recherche qu’il n’a pas le temps de faire dans l’année trop accaparé qu’il est par les étudiants précisément. Le temps de travail réel, les tâches réelles de l’enseignant-chercheur ne vous intéressent visiblement pas : la préparation des cours, l’organisation et la correction des examens, la gestion administrative, l’encadrement pédagogique des étudiants, la professionnalisation dévoreuse de temps d’une grande partie des diplômes, etc. s’ajoutent à la présence devant les étudiants et à la recherche pour finalement former un horaire de travail où les heures ne sont que rarement comptées et les vacances réduites à leur plus simple expression. Mais de cela pas un mot, évidemment. Cela ne cadre pas avec votre « démonstration ».
Dans un autre paragraphe encore, vous affirmez que les universitaires sont « peu évalués ». Eh bien voyons ! Là encore, que vous dire d’autre que de simplement faire votre travail de vérification des faits. Renseignez-vous donc ! Les universitaires sont évalués tout le temps, tout au long de leur carrière, collectivement et individuellement. Pour ne vous donner que l’exemple de mon cas personnel : en dix ans de carrière, j’ai été évalué individuellement douze fois par des jurys ou des commissions de pairs différents, sans compter les évaluations collectives (labo, master…) et les évaluations de travaux de recherche (articles, ouvrages…) soumis à publication. Ce n’est donc pas cela qui est en jeu par rapport à la réforme actuellement envisagée.
Vous vous contentez de donner la parole à la défense si l’on peut dire dans votre dernier paragraphe sous la forme de quelques phrases par un doyen d’UFR d’anglais de Lyon. Elles sont elles aussi soigneusement choisies pour ne pas trop contredire ce que vous asséniez précédemment. Pensez-vous que cela suffise à parer le reproche de partialité que l’on peut légitimement vous adresser ?
Ainsi, dans votre article de quelques paragraphes seulement, trouve-t-on à la fois toutes les images négatives véhiculées depuis des semaines sur les enseignants-chercheurs, des informations mal maîtrisées ou parcellaires, et des manipulations grossières… Cela fait beaucoup. Les lecteurs, ceux du Figaro comme les autres, méritent mieux : un journal honnête et qui les informe réellement sur les événements ; qui distingue les faits et les opinions éventuelles de ses journalistes. Faites donc un édito ou une tribune en page « opinions » si vous pensez sincèrement que les universitaires sont des privilégiés, des fainéants et des profiteurs ! Je saurai alors où ne pas vous lire…
Veuillez agréer, Madame, mes salutations distinguées.
Laurent Bouvet
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