EPISODE 5 : Où les choses commencent à se gâter pour les pures héroïnes
Dans le château d’Onyx Noir bâti en haut d’une montagne plus haute que l’Everest et battue par des vents de neige et de glace, Gudule l’Infâme psalmodiait toujours rageusement la formule en sanscrit médiéval. A force de hurler des insanités, sa voix s’était réduite à un mince filet presque inaudible, et ce fut dans un chuchotement dont la ressemblance avec une bouillie était indéniable qu’elle arriva ENFIN à prononcer correctement cette @µ§£$ d’incantation. Le résultat ne se fit pas attendre. Penchée sur sa boule de cristal, l’abominable sorcière vit quelque chose de bizarre s’échapper de la bouche de Marsupilania, puis de ses oreilles et enfin de ses narines. Ce quelque chose voltigea gracieusement un instant autour d’elle, prit une assez jolie couleur rose, puis s’en alla tranquillement se pendre à une branche d’arbre, attendant tranquillement que quelqu’un vienne s’emparer de lui/d’elle (au choix). Gudule poussa un chuintement de joie : « Oh exécrable ennemie, te voilà maintenant à ma merci ! », s’écria-t-elle ou du moins essaya-t-elle mais comme elle était totalement aphone, ce cri de victoire ne résonna nullement dans le laboratoire maudit. Alors, puisqu’elle ne pouvait plus parler, elle agita les bras dans tous les sens, dessina dans l’air d’incompréhensibles graffitis et le résultat fut l’apparition, sur la route, du dragon crachant feu et flamme, apparition sur laquelle s’était terminé notre précédent épisode.
« Fais quelque chose, dit Monogramme en désignant la bestiole qui fulminait. Il va nous cramer, ce con ! Utilise les pouvoirs des sœurs Halliwell ! Fige-le ! » Et tandis que la Belle Monogramme tenait le volant à la place de notre héroïne, Marsupilania la Vaillante jeta ses mains en avant dans un geste aussi dramatique qu’élégant. Le dragon continua de bouger comme cent mille diables. « Envoie-le sur Mars ! » conseilla Monogramme, dépitée. Nouveau geste, nouvel échec. « Je me demande si le fait d’avoir une prémonition serait bien utile dans ce cas », dit Marsupilania, dubitative –et interloquée parce que ses pouvoirs se révélaient inefficaces. « J’en ai une, de prémonition, pleurnicha Multimédia. On va finir en steaks grillés, toutes les trois. » « Que tu es donc défaitiste ! » dit Monogramme en tirant la langue au dragon qui, de surprise, cessa trois secondes de cracher du feu. Mais le brave Uno n’était pas du genre à plier le capot devant un dragon. Aussi se lança-t-il à l’assaut de l’horrible bête et lui rentra-t-il dedans à un endroit où ça fait particulièrement mal. Puis il recula, décidé à prendre encore plus d’élan pour achever son travail. Mais le dragon, ne tenant pas du tout à finir en dragonne, partit en courant et nos héroïnes poussèrent un soupir de soulagement. « Chère monture, nous te devons une fière chandelle ! » dit Marsupilania, et elle caressa le levier de vitesses. « Plus jamais je ne dirai de mal de toi », assura la Belle Monogramme qui avait sorti de sa poche un miroir et se contemplait avec une moue de désespoir. Son brushing avait lui aussi tourné les talons dans la bataille. « Avez-vous vu dans quel état je vais me présenter au Charmant Logarithme ? murmura-t-elle. C’est une honte. Jamais Princesse de conte de fée n’a été si mal coiffée ! »
Ces dames s’étant un peu remises de leurs émotions, elles poursuivirent leur route. Le panneau avait annoncé dix kilomètres avant le Domaine Enchanté, mais elles avaient l’impression que le voyage n’en finissait pas, d’autant plus que les obstacles n’arrêtaient pas de choir devant elles : ce fut d’abord une reine qui voulut à tout prix leur couper la tête, puis un chasseur qui voulut leur tirer dessus, puis un garde qui désira ôter son cœur à Monogramme, et enfin un faux réparateur d’écran d’ordinateur qui faillit rendre celui de Multimédia encore plus naze qu’il n’était. Cela devenait lassant. Quand, enfin, arriverait-on au Domaine ?...
Gudule l’Horrible, qui était bien entendu à l’origine de toutes ces apparitions, avait réussi à soigner son aphonie avec moult potions diverses, et conversait au téléphone avec le Servile Séide. Ce dernier venait de l’avertir que le piège était prêt. Nous devons donc maintenant nous rendre au bord de la rivière qui ferme le Domaine Enchanté.
Le Servile Séide avait terminé ses préparatifs. L’embuscade était tendue et le piège était si inouï et si subtil qu’il ne pouvait que fonctionner. Il ne restait plus qu’à prévenir sa sorcière adorée. Son téléphone portable sonna alors qu’il composait le numéro du laboratoire maudit. C’était Gudule, en pleine crise de démence. « Prends garde, Servile Séide ! glapit-elle. Elles ne sont plus deux à présent, mais trois ! Je l’ai vu dans la boule ! Et j’ai tout compris ! Ce sont Les Trois M ! Leurs pouvoirs sont encore plus terrifiants que ceux des sœurs Halliwell ! » Le Servile Séide eut un tel sursaut que le portable lui échappa des mains et comme il s’était trop approché de la rivière enchantée, l’appareil chut dans les flots et fut emporté en quelques secondes, tandis que la voix de Gudule continuait de faire « blou,bloub,bloub ». Le Servile Séide se tordit les mains. « Oh bon sang, qu’est-ce que je vais prendre quand elle saura que j’ai paumé le portable ! Si j’essayais de le repêcher ? » Mais le temps que cette pensée prît forme et naquit dans son cerveau puis fût transmise aux nerfs moteurs, le portable avait déjà fait trois fois le tour du domaine en répétant immuablement « bloub, bloub, bloub ». « Qu’a-t-elle voulu dire par Les Trois M ? se demanda le Servile Séide. Ma vie serait-elle en danger ? Mais j’entends le bruit de galop mécanique d’un fier destrier ! Elles arrivent ! » Il redressa les épaules, tenta de se faire imposant. « Elles ne passeront pas ! Une fois Marsupilania neutralisée, je m’occuperai de l’autre. La Belle Monogramme se retrouvera toute seule parce que j’emmènerai mes deux prisonnières au château d’Onyx Noir et elle ne pourra jamais traverser seule la rivière enchantée. » Un sourire odieux tordit les lèvres de l’odieux Servile Séide. « Ah, adorable Gudule, tu n’as pas raté ta cible le soir où tu as enlevé le Charmant Logarithme à cette ignoble Monogramme ! Ton élixir a agi : ils ne se souviennent de rien et ne se reconnaîtront pas ! »
Le bruit du fier coursier devenait de plus en plus insupportable. Pétaradant comme quinze diables, portant en croupe nos trois exaltées qui hurlaient des imprécations aux quatre vents, Uno apparut au bout de la grande allée du Domaine. Le Servile Séide éclata d’un rire sinistre. « A nous trois, les M ! Je ne donne pas cher de votre peau ! » et il disparut derrière les buissons.
(Quelle est donc la nature du piège que le Servile Séide a tendu à nos pures héroïnes ? Vont-elles tomber dedans ? Logarithme et Monogramme se sont-ils réellement connus avant cette étrange aventure ? Ces dames sans peur et sans reproche sont-elles donc perdues ?... Le conteur va réfléchir à tout ça avant de donner la réponse, dans le prochain épisode.)