La documentation est un problème fréquent pour les auteurs, mais ils en parlent peu. Ce doit être comme un prurit suintant, on le gratte, mais on le cache. C'est dégoûtant, ce début de billet, je vais enchaîner sur les échecs, ça fera plus chic.
Quelques lecteurs joueurs d’échecs m’ont demandé le détail de la partie d’échecs qui, dans « La partie des petits saints » (Qui comme Ulysse), est jouée par les deux héros. Et d’abord, ont suspecté les plus méfiants, est-elle jouable ?
La partie existe bel et bien : elle commence par un contre-gambit Greco, et elle a été jouée entre les maîtres Evans (blancs) et Grivainis (noirs) au tournoi de Munich en 1958. Il m’a fallu pas mal de recherches pour trouver ce que j’avais en tête. Je la donne un peu plus bas. Avant d’en parler, je voudrais donner quelques points de vue sur la documentation. Ce ne sont que les miens, et d’autres peuvent en avoir de différents, il seront les bienvenus en commentaires.
Je suis grand amateur de documentation. Elle est assez pourtant assez peu présente dans le récit final, mais elle me sert à créer ce récit, à l’installer. Parfois à le modifier.
Un récit épuré, sans indications de décors, de personnages, ressemble aux histoires inventées par un enfant : il y a un gentil qui se promène dans la rue, et il y a un méchant qui lui donne un coup de poing, heureusement, il y a la police qui passe, ils arrêtent le méchant et hop, ils l’emmènent en prison*. L’enfant, en racontant cela, imagine très bien les personnages, les décors, il en a même peur, mais il garde tout cela pour lui : son interlocuteur, lui, ne reçoit qu’un pitch et sourit, gêné.
Beaucoup de nouvelles d’amateurs, même celles que je lis quand je suis juré dans des concours, sont assez proches de ce schéma : elles comptent simplement 10.000 signes au lieu de 200. Du récit, encore du récit, puis une fin de récit, puis une chute. Un long pitch plein de sous-pitches.
L’excès inverse est tout aussi pénible.
Certaines nouvelles (certains romans aussi, d’ailleurs) donnent l’impression d’être payées à la ligne ; mais c’est au Guide Vert ou à Wikipedia qu’il faudrait payer les piges. On accumule les détails graisseux qui empâtent le texte sans lui donner d’ambiance, ni même d’évocation. Lisez donc « L’abri »**, le texte tout récent de Balmeyer, qui fait mon admiration (ce n’est pas pour rien que je lui répands myrrhe et encens sur le crâne dans mon billet précédent) : il ne décrit qu’à peine les catacombes capucines de Palerme, il aurait pourtant pu en trouver des kilos sur internet, ç’aurait été passionnant (j’ai en tête, depuis longtemps, une nouvelle sur le sujet), il préfère évoquer brièvement quelques images que ça lui inspire, le ventre des momies rempli d'herbes, leurs éventuelles odeurs, et hop, la description, il la garde pour les jeux et les jouets du petit Kéké. La liaison est superbe, le subtil déséquilibre aussi. La documentation a fait son travail, le bon, le minimal.
J’ai failli tomber dans cette erreur quand j’ai écrit « La partie des petits saints » : j’évoquais à peine le périple de Zlatko dans le nord de l’Equateur (je pouvais en mettre vingt fois plus, j’ai fait ce parcours – mais cela aurait fait moins vrai), j’ai gardé le minimum pour créé le climat. Mais, pour décrire la partie d’échecs, je m’étais attardé à la détailler bien plus longuement. C’est Anne Carrière qui m’a alerté : ce ne devait pas être une nouvelle sur les échecs, mais sur une rencontre, une sorte de conversion. J’ai coupé, et je n’ai pas regretté son conseil.
Bon, assez parlé, le voici, ce contre-gambit Greco. J’ai eu du mal à trouver la partie, car je voulais à la fois une partie commençant par une ouverture rare (le contre-gambit Greco), avec un très faible rôle des cavaliers pour les Blancs, et un rôle très important de leur dame (au début, je voulais qu’elle joue le rôle de la Vierge, et j’ai d’abord appelé la nouvelle « L’errance de la dame blanche », idées ensuite abandonnées car alourdissant le propos).
Je précise que la fin de la partie n’a rien à voir avec celle que je raconte, évidemment.
1. e2-e4 e7-e5
2. Cg1-f3 f7-f5
3. e4xf5 e5-e4
4. Cf3-d4 Dd8-f6
5. Dd1-h5+ g7-g6
6. f5xg6 h7xg6
7. Dh5-d5 Cg8-e7
8. Dd5xe4 Th8-h4 !
9. g2-g4 d7-d5
10. De4-d3 Th4xg4
11. c2-c3 Cb8-c6
12. Ff1-e2 Cc6-e3
13. Dd3-e3 Tg4-e4
14. De3-g3 Fc8-g4 !
On remarque ici à quel point la sortie prématurée de la dame blanche était imprudente : elle en est à son sixième coup. Heureusement qu’Elias avait avec lui les petits saints du paradis.
15 f2-f4 Fg4xe2 !
16. Cd4xe2 Ce5-f7 ??
Zlatko est un champion, mais il fait ici une belle gaffe, comme le maître Grivainis. Il aurait dû jouer Df6-a6 ! pour obtenir : 17. Dg3-g2 Ce5-d3+.
17. d2-d3 Te4-e6
18. Dg3-g4 Ce2-f5
Dans la nouvelle, c’est ici que je quitte la partie réellement jouée : dans la vraie partie, les deux joueurs roquent au 19ème coup.
19. o-o o-o-o
20. Ce2-g3 Rc8-b8
21. a2-a4 ! Ff8-d6
22. Cb1-a3 Td8-h8
23. Ca3-b5 Th8-h4
24. Dg4-f3 Cf7-h6
25. Cb5xd6 c7xd6
26. Fc1-d2 Ch6-g4
27. Tf1-e1 Cg4xh2
28. Df3xd5 !! Te6xe1+
29. Ta1xe1 Th4-h8
30. Cg3-f5 g6xf5 ?
31. Te1-e2 ! Df6-h6 ?
32. Te2-e7 Dh6-g6+
33. Rg1-f2 Les Noirs abandonnent.
J’ai rejoué cette partie une dizaine de fois, sans en comprendre 10% des finesses, je finissais par la connaître par cœur. Dans la nouvelle, on n’en voit presque rien : ce sont les joies de la documentation.
Pour répondre à un autre commentaire récemment lu, je précise que, contrairement aux apparences, je ne me suis guère fatigué pour la documentation des nouvelles de « Qui comme Ulysse » : tous les endroits décrits, j’y suis allé, j’en avais gardé de nombreuses photos et notes, des pages et des pages, dont je n’ai conservé que quelques lignes. Car finalement, les trois mendiants que j’ai croisés devant la cathédrale de Salta sont plus importants pour l’ambiance que l’architecture de la cathédrale. La seule nouvelle que j’ai bidonnée, en piochant dans la documentation internet, c’est celle de Joseph, le gardien de phare qui bidonne sa Route de la soie en piochant dans la documentation internet. C’était donc, là aussi, du vécu.
· * Histoire évidemment invraisemblable : dans la vraie vie, ça ne se passerait jamais comme ça, faut-il le dire.
· ** Je ne dois rien à Balmeyer, je ne veux pas lui emprunter quelques milliers d’euros, ni son vélo,je le cite simplement parce que je n’ai pas d’autres exemples sous la main : ça ne court pas les blogs, des textes de ce genre.