Anne-Marie, une femme d’une cinquantaine d’années, se sépare d’Alex, son compagnon plus jeune qu’elle. Il voulait une vraie vie conjugale, elle préférait rester indépendante, libre. Restés en bons termes, ils continuent néanmoins à se voir, en amis. Jusqu’au jour où Alex lui annonce qu’il a rencontré quelqu’un d’autre. Une femme d’à peu près le même âge qu’elle. Anne-Marie cherche à en savoir plus, à connaître le prénom, le métier de cette femme. Il refuse de lui en dire davantage. Elle bascule alors dans une jalousie de plus en plus forte…
L’autre évoquée par le titre du film de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic fait évidemment référence à cette rivale inconnue, mais pas seulement…
Elle désigne également Anne-Marie elle-même, qui sous l’effet de la jalousie et de la folie, va se métamorphoser au point de ne plus se reconnaître et d’avoir peur de ses propres sentiments... Pour cette femme calme et réfléchie, maîtresse de ses émotions, l’annonce d’Alex est un choc terrible. Même si elle ne l’aimait plus, elle croyait avoir vécu avec lui quelque chose de spécial. Là, elle se rend compte qu’elle n’est pas irremplaçable et pire, que son ancien amant a encore choisi une femme plus âgée que lui. Comme s’il ne l’avait pas aimé pour ce qu’elle est réellement, mais juste pour sa maturité… Cela va ébranler ses certitudes, réveiller son désir éteint et déclencher des réactions étranges, incontrôlées, aux confins de la folie. Incapable de mettre une image, ou ne serait-ce qu’un nom sur celle qui l’a remplacée dans le cœur d’Alex, Anne-Marie va retourner sa haine contre son propre reflet, contre elle-même, dans une sorte de spirale autodestructrice. Patrick Mario Bernard explique : « Anne-Marie sait qu'il existe quelque part une femme comme elle, qui l'a remplacée dans la vie d'Alex. Un double d'elle, qui a le même âge qu'elle. Une sorte de reflet d'elle-même. Le miroir lui rappelle qu'elle n'est pas seule à être elle. Il y en a une autre. Le reflet est une menace. Il déclenche chez elle une sorte d'hémorragie de l'identité. Nous sommes ici dans le cadre traditionnel de l'histoire de double. Loin d'être une copie dégradée de l'original, le double s'affirme comme plus doué que l'original pour être l'original. L'autre, c'est l'histoire de cette hémorragie. ».
Résumé ainsi, le film a l’air d’une limpide simplicité. Cette adaptation d’une nouvelle d’Annie Ernaux (1) semble n’être « que » l’histoire d’un drame intime, personnel, portée par la performance remarquable de Dominique Blanc, incandescente, inquiétante, bouleversante, au sommet de son art (2). Mais le propos du film va plus loin, en faisant résonner en chaque spectateur des blessures et des craintes universelles : le dépit amoureux, l’absence des êtres chers, la peur de vieillir, la peur de mourir et surtout, la peur de la solitude, cette sensation effroyable qui nous laisse minuscules devant le gouffre de nos angoisses existentielles.
L’autre, appellation indéfinie, neutre, peut alors désigner les personnes, peu importe lesquelles, qui peuvent nous aider à combler cette solitude, à donner du sens à nos vies, à nous prouver que l’on existe, que l’on est apprécié ou honni, que l’on peut séduire. Anne-Marie pouvait échanger avec Alex. Elle trouve aussi du réconfort auprès d’Aude, sa meilleure copine, de Lars, un vieil ami noctambule, comme elle ou encore, de manière plus inattendue, auprès d’un de ses clients, qui lui offre une petite étoile en bois.
En retour, de par son travail d’assistante sociale, elle apporte elle-même son soutien à des gens en grande détresse, comme cette femme sur le point de partir pour une cure de désintoxication, qui semble n’avoir pour seul confident qu’un chien (3).
Cette compassion, c’est la seule bouffée d’oxygène dans un tableau cafardeux, très sombre. Bernard et Trividic nous entraînent dans des lieux quasiment déserts et glaciaux : des abribus de banlieue, des rames de RER, des halls de centres commerciaux,… Autant de symboles d’une société aliénante et oppressante. Une société de consommation où les êtres humains finissent aussi par être des objets interchangeables, des denrées hautement périssables… C’est un autre des niveaux de lecture qu’offre le film, riche et subtil. Mais ces lieux familiers, ici étrangement teintés d’étrangeté, caractérisent aussi, et surtout, l’état psychologique du personnage principal. Ce que les cinéastes nous donnent à voir est avant tout la projection d’un mental tourmenté, concentré de solitude, de mal-être et de violence …
Pour parvenir à ce résultat, ils ont opté pour un cinéma « autre », plus sensoriel que narratif. La première séquence donne le ton. Des spots illuminent la nuit. Ce sont les phares des voitures sur l’autoroute. D’un côté, un flux de lueurs blanches. De l’autre, un flux de lumières rouges allant dans le sens opposé. Un peu comme le flux sanguin irriguant le cœur, ce siège présumé de nos sentiments. De l’autoroute, on passe à une ville, puis à un appartement, celui d’Anne-Marie. On la voit debout dans une salle de bain défraîchie, se regardant dans le miroir. Elle se donne soudain un coup sur la tête avec un marteau…
Dès le début, on est happé dans un univers étrange, à la fois concret et onirique, porté par une poésie visuelle et des ressorts empruntés au cinéma et à la littérature fantastique.
Ce n’est pas une nouveauté chez Bernard et Trividic, puisque leur premier long-métrage, l’étonnant Dancing, reposait aussi sur ce procédé, et il ne faut pas oublier que le duo a aussi signé un documentaire sur Howard Phillips Lovecraft (4). Un hasard ? Pas vraiment... Comme l’écrivain américain, les deux cinéastes voient le fantastique comme un virus, quelque chose d’étrange qui circule et contamine peu à peu le réel, dans un inquiétant crescendo. Chez Lovecraft aussi, les monstres peuvent être perçus comme les manifestations de peurs, de violences, d’émotions trop longtemps contenues, qui apparaissent en même temps que la folie. Des démons intérieurs, en somme…
A l’instar du flot de voitures du début, la jalousie d’Anne-Marie circule librement dans ses pensées, gagne peu à peu toutes les zones de son esprit, et contamine peu à peu sa façon d’être. Elle libère ses instincts primaux, pervertit son comportement. Elle la rend peu à peu paranoïaque, un peu schizophrène, agressive vis-à-vis des autres et d’elle-même.
Dans le même temps, la mise en scène sait aussi ménager quelques plages de calme, de sérénité retrouvée – superbe séquence où Dominique Blanc et Peter Bonke regardent tomber la neige, de nuit -, pour bien montrer le contraste entre les émotions qui agitent le personnage.
Visuellement splendide, le film bénéficie aussi d’un énorme travail sur le son, chaque image étant saturée de bruits de la ville, et d’une musique teintée de mélancolie. C’est Patrick Mario Bernard qui s’en est chargé d’enregistrer les sons en question, alors que le film n’en était encore qu’au stade de l’écriture. Il explique la démarche : « J'ai enregistré beaucoup de choses, des sons de circulation de toutes sortes. Plus tard, en passant à la musique proprement dite, j'en ai sélectionné quelques uns, que j'ai harmonisés et mélangés avec des instruments. L'ensemble est utilisé pour déployer l'espace mental des personnages. On s'est dit que le film devait être un peu comme une chanson, avec des couplets et des refrains. Pendant l'écriture et le montage, on n'a pas cessé de rechercher une fluidité, un coulé… »
Une façon de procéder qui rappelle celle de David Lynch à ses débuts, quand il travaillait avec Alan Splet sur des sons industriels et urbains enregistrés par ses soins.
D’ailleurs, c’est le travail global de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard qui évoque l’auteur de Mulholland drive : même approche sensorielle du cinéma, même richesse thématique, même construction de l’œuvre comme un univers mental, mêmes incursions dans le fantastique… Autant dire que ce puzzle, qui propose un subtil portrait de femme doublé du tableau d’une société anxiogène, ne sera pas accessible à tout le monde… Mais la comparaison entre Lynch et le tandem Bernard/Trividic s’arrête là. Si influence il y a, elle ne peut en aucun cas être vu comme un vulgaire plagiat. Le duo possède son propre style, à la fois intime et ouvert sur le monde, qui s’affirme de film en film.
Il est difficile de parler d’une œuvre qui repose autant sur le sensoriel, sur de petits détails qui, mis bout à bout, donnent au film toute sa richesse, toute sa complexité… Alors je me contenterai de dire que L’autre est une magnifique leçon de cinéma, un petit chef- d’œuvre qui continue de creuser son sillon plusieurs jours après la projection… Et assurément le meilleur film de ce début d’année.
Note :
(1) : « L’occupation » de Annie Ernaux – Ed. Folio /Gallimard
(2) : Dominique Blanc a reçu la coupe Volpi de la meilleure actrice pour sa performance dans ce film, lors du festival de Venise 2008.
(3) : On peut avoir deux interprétations possibles de la séquence. Soit Anne-Marie est bouleversée par la détresse de cette femme et le réconfort que lui apporte son animal parce que cela lui rappelle sa propre solitude. Soit elle est jalouse de voir qu’un animal réussit mieux à réconforter sa cliente que tout son travail d’assistante sociale…
(4) : H.P.Lovecraft est un écrivain américain du début du XXème siècle, auteur de nouvelles fantastiques qui sont des classiques du genre, comme « Dagon », « L’appel de Cthulu », «L’abomination de Dunwich ». Les deux cinéastes lui ont consacré un documentaire intitulé Un siècle d'écrivains : Le cas Howard Phillips Lovecraft
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