Eléments de sociologie de la famille : penser le statut de beau-parent

Publié le 14 février 2009 par Anonymeses

Alors que le président de la République souhaite créer un statut pour les beaux-parents, pour que soit reconnue leur présence éducative auprès des enfants de leur compagnon ou compagne, il peut être utile de poser quelques jalons en sociologie de la famille, quant au statut de beau-parent.

Recomposer une famille est-il nouveau ?

On peut déjà rappeler que le divorce contemporain n'est pas créateur d'une situation inédite. Les groupes domestiques d'autrefois étaient marqués par une forte instabilité, consécutive à la mortalité, et les remariages étaient nombreux. Le veuvage et le remariage organisaient une « polygamie successive » selon le terme de Martine Segalen dans son Sociologie de la famille, comme avec le divorce contemporain. La différence résidant dans le fait que dans le premier cas, la rupture était subie, alors que dans le cas du divorce, elle est voulue. Le remariage se faisait très rapidement après le décès de l'époux : la survie d'un ménage, confondue avec l'exploitation, fondée sur le travail complémentaire d'un homme ou d'une femme, l'exigeait. Les hommes jeunes qui se retrouvaient veufs avec de jeunes enfants à charge devaient se remarier très vite.

Parent en plus et non plus parent de substitution

Alors qu'autrefois, le nouveau parent était un parent de substitution, venant prendre la place du parent décédé, dans le cas d'un divorce, le beau-parent n'a pas vocation à prendre la place du parent biologique. C'est pourquoi Segalen insiste sur cette différence en nommant ce parent « parent en plus ». Comment comprendre le rôle et la place du « parent en plus» dans l'univers de la famille, qui n'est plus un parent de substitution comme c'était autrefois le cas lors des veuvages et remariages ?

Le paradoxe du « parent en plus» réside dans le fait qu'il peut être beaucoup plus souvent en contact avec l'enfant que le père ou la mère biologique, que se tisse donc avec lui un lien qui est de nature domestique. Or, vis-à-vis de la loi, cette personne n'est qu'un tiers, il n'a ni droit, ni devoir à l'égard d'un enfant, qu'il a peut-être élevé. Le rôle du beau-parent est complexe et se trouve coincé entre l'idéal de l'amour électif et le souci de ne pas usurper la place du parent biologique. Sylvie Cadolle dans Être parent. Etre beau-parent. La recomposition de la famille paru en 2000 parle d'un rôle de « funambule ». La légitimité de la place du beau-parent n'est jamais acquise, elle se construit dans la durée : la beau-parentalité est faite par l'enfant qui accepte le nouveau venu. C'est le bel enfant qui élève son beau-père au rang de parent.

Le flou des places dans les familles recomposées est lié à la très faible reconnaissance juridique du beau-parent. Dans son souci de promouvoir la coparentalité, la loi du 4 mars 2002 traite le beau-parent comme intrus qui, à ce titre, ne dispose d'aucune prérogative parentale. Par exemple s'il souhaite transmettre du patrimoine à l'enfant de son ou sa partenaire, l'Etat taxera cette transaction comme s'il s'agissait de deux étrangers. Dans le cas d'une adoption simple par le beau parent, elle permet au parent adoptif d'avoir l'autorité parentale mais elle exige l'autorisation du parent non gardien.

Comment nommer le beau-parent ?

Les recompositions après désunion créent des configurations complexes caractérisées par la multiplication des «figures familiales et parentales ». Les enfants disposent de deux foyers, celui de leur parent gardien et celui de leur parent non gardien. Ils ont aussi fréquemment des demi-frères ou sœurs et des quasi-frères ou sœurs» avec lesquels ils ne partagent aucune filiation, qui sont les enfants que le beau-père ou la belle-mère a eus d'un conjoint précédent. Il faut encore ajouter la parentèle du ou des beaux-parents, c'est-à-dire des «quasi-grands-parents » des «quasi-tantes ». La recomposition fait exploser le nombre de parents potentiels. La question est de savoir qui, parmi eux, vont devenir des « parents réels ». Alors qu'autrefois il y avait remplacement d'un parent par un beau-parent, aujourd'hui on observe une duplication qui touche également la génération des grands-parents.

Pierre Bourdieu dans l'article de l'ARSS de 1996 « Des familles sans nom » se pose le problème de l'appellation des beaux-parents. Comment dénommer le beau-parent, le quasi-frère et comment s'adresser à eux dans la vie quotidienne ? « Le caractère le plus frappant des familles que les sociologues ont baptisées, faute de mieux, « composées » ou « complexes », c'est en effet que rien n'y va plus de soi. Et d'abord les mots servant à exprimer les relations sociales élémentaires, et, par là, à les produire, dans leur contenu pensé et pratique.

Comment appeler les fils « d'un premier lit » de la nouvelle épouse de son père divorcé (ou du nouvel époux de sa mère divorcée) : frères, ou « demi-frères », ou « beaux-frères » ? Et comment désigner, chose plus délicate et plus grave, le nouvel époux de sa mère, soit pour s'adresser à lui, soit pour parler de lui à des étrangers, sinon par le prénom? » Irène Théry prolongera sur ce point le questionnement de Bourdieu dans le chapitre «Trouver le mot juste : langage et parenté dans les recompositions familiales après divorce », de l'ouvrage dirigé par Segalen, Jeux de familles, paru en 1991.

Des recompositions différentielles selon les classes sociales

Jean-Hugues Déchaux dans le Repères Sociologie de la famille attire l'attention sur le fait que « la parentalité séparée se décline différemment selon les milieux sociaux » Dans les catégories modestes, à faible capital culturel, la séparation débouche sur une recomposition substitutive ; le nouveau partenaire efface le précédent. À l'inverse, dans les couches sociales aisées, dotées d'un fort capital culturel, la rupture ne gomme pas l'ex-conjoint qui, bien que parent non gardien, conserve ses prérogatives parentales. Une troisième configuration existe : celle d'un retrait des deux hommes père et beau-père, renforçant la position centrale de la mère. Pour Sylvie Cadolle dans le livre précédemment cité, le divorce ou la séparation ont pour effet de renforcer la matricentralité de nos sociétés. Après leur séparation, les femmes mettent plus de temps à former un nouveau couple, de sorte que les enfants développent des liens de fusion avec elles.  Quand elles vivent à nouveau en couple, elles influencent fortement, la relation de l'enfant à son beau-père, mais aussi avec son père et sa belle-mère. Ainsi, la primauté du lien à la mère est évidente.

La beau-parentalité questionne la filiation

La filiation est entendue ici comme « la reconnaissance de liens entre individus qui descendent les uns des autres.» (Segalen). La filiation est connue dans toutes les sociétés mais l'importance qui lui est accordée est variable. Dans notre société, l'appartenance de l'enfant à une famille apparaît « naturelle », les liens familiaux étant fondés sur les liens de sang. Cette vision biologique de la parenté s'appuie sur l'idée que la reproduction humaine est régie selon un principe d'hérédité génétique. La parenté consanguine serait une relation naturelle, de fait et involontaire, fondée sur une identité commune et ne pourrait être rompue comme le serait, par exemple, le mariage par un jugement de divorce. Les représentations occidentales de la parenté s'appuient sur la métaphore biologique qui, elle-même, coïncide avec la génétique.

À cette dimension biologique des liens de parenté s'ajoutent cependant les dimensions sociale (affective, instrumentale, etc.) et juridique (responsabilité, autorité, etc.). Selon les époques, le poids relatif de chaque dimension a varié. Aujourd'hui, sous l'impulsion des technologies biomédicales et de l'évolution des moeurs, on observe une réarticulation de ces dimensions qui a eu pour effet de redessiner notre manière de concevoir la filiation en mettant l'accent sur la dimension sociale.

De nouvelles figures de la parentalité

Les nouvelles technologies de reproduction semblent avoir renforcé l'idée que le parent relève de choix personnels. En effet, les avancées dans ce domaine, tout en permettant à des hommes et à des femmes infertiles d'avoir des enfants, ont introduit un flou au niveau des liens biologiques et par extension des liens de parenté. Les nouvelles technologies de reproduction ont ébranlé d'abord l'idée que l'enfant est nécessairement conçu par un acte sexuel entre un homme et une femme. Après une première rupture entre sexualité et procréation liée aux avancées contraceptives, les nouvelles technologies de reproduction ont permis une seconde rupture entre la procréation et la filiation. Désormais, un enfant peut être conçu en dehors de tout rapport sexuel, par le don de sperme, d'ovocyte et le recours aux mères porteuses. Ensuite, ces nouvelles technologies ont eu pour effet de permettre à la paternité d'être potentiellement différée par la congélation du sperme du donneur. La conséquence de ces différents changements est qu'actuellement il n'est plus nécessaire d'avoir deux personnes engagées dans un projet commun pour faire un enfant et qu'une seule suffit, à savoir la mère ou le père qui aurait recours aux services d'une mère porteuse.

La parentalité élective

Plusieurs auteurs ont souligné le primat de l'affection dans les relations familiales et l'importance de l'autonomie des acteurs (notamment De Singly). L'importance de la qualité des relations entre les membres de la famille fait de celle-ci le lieu par excellence du développement de l'identité individuelle et de l'épanouissement de soi. Ces changements renvoient au projet même de la modernité où l'ordre social résulte d'un contrat entre les individus. En somme, le lien familial se rapprocherait de l'idéal moderne du lien social, c'est-à-dire qu'il est désormais fondé sur l'égalité, le libre consentement et le contrat. Les normes sociales qui assuraient la cohésion familiale ont cédé le pas à l'affectivité, qui repose sur des liens plus fragiles et friables. Ainsi, alors qu'autrefois le couple était au fondement de la famille par les liens du mariage, aujourd'hui c'est l'arrivée de l'enfant qui constitue son point de départ et sa spécificité. C'est l'enfant qui fait le parent.

Frédérique