Lors d’un précédent article consacré à Paul Ricœur, le problème de la traduction de la poésie avait été posé. Le poème prenant son sens dans le dit et dans le dire, le passage d’une langue à une autre semblait impossible. Ce problème a pourtant été résolu avec humour par Raymond Federman et Pierre Le Pillouër grâce au procédé de la craduction.
Chair jaune est un livre né d’une rencontre entre deux poètes loufoques et bourrés de talents. Dans le numéro 9 de la revue Fusées, Pierre Le Pillouër avait proposé ce qu’il appelait alors une “translaction” de Notes for Sam du plus Français des écrivains américains (ou du plus Américain des écrivains français ; c’est comme vous voulez) qui, emballé, a proposé des poèmes anciens ou composés pour l’occasion à son homologue franco-français. Pierre Le Pillouër s’est alors appliqué à les traduire “cradement”, pour le plus grand plaisir du lecteur. Tout est jeux de mots, travestissements et… poésie. En voici un exemple :
Poème de Federman : Journey
« day peach twat
Heure I hop
Toot sweet
We part on
En cyberry. »
Craduction de Le Pillouër : Vois Age
« dépêche toi
Sœur salope
Tout de suite
Oui partons
En cybérie. »
Si l’on s’en tient à la craduction des titres : Cannibal love devient Qu’animal gobe, The Anarchist devient Et l’âne part Christ, The problem with verbs devient Le problème avec l’herbe, etc.
Le délire poétique s’accentue lorsque Federman traduit Boris Vian et que Le Pillouër craduit la traduction :
La vie c’est comme une dent de Boris Vian :
« La vie, c'est comme une dent
D'abord on y a pas pensé
On s'est contenté de mâcher
Et puis ça se gâte soudain
Ça vous fait mal, et on y tient
Et on la soigne et les soucis
Et pour qu'on soit vraiment guéri
Il faut vous l'arracher, la vie. »
Traduction de Federman : Life is like a tooth.
« Life is like a tooth
First you don’t think about it
You’re just happy to chew
Then suddenly it begins to rot
It hurt and yet you want to keep it
So you take care of it you worry about it
And finally to be cured really cured of life
It has to be pulled out. »
Craduction de Le Pillouër :
« La vie à l’âge des touches
D’abord on a cru aboutir
Livrés juste au plaisir chou du web
Puis a commencé le contrôle
Qui nous heurte bientôt nous décapite
Assauts d’équerres et pourries boutiques
Et maintenant comment s’en défaire ?
Il y a l’oubli en foule d’août. »
Bien sûr, tout cela est drôle. Mais pas seulement. Avec tout l’excès souhaité, cela montre l’échec de la traduction dans le domaine poétique. La traduction est créative, elle part d’un original qui finit par être transcendé au profit d’un texte nouveau ayant sa propre autonomie. Il suffit de penser à la traduction de l’Antigone de Sophocle par Hölderlin qui, plus qu’une traduction, est une œuvre à part entière du poète. Si l’on devait retraduire l’Antigone de Hölderlin en grec, on aurait un texte aussi différent de l’original de Sophocle que la craduction de La vie c’est comme une dent est différente de l’original de Vian.
Ce paradoxe se retrouve dans la composition du recueil. Lorsqu’on découvre Chair Jaune, le lecteur peut croire qu’il a affaire à une édition bilingue de poèmes de Federman alors qu’en réalité, le lecteur a affaire à deux textes, l’un en anglais, l’autre en français, mais il s’agit de deux textes presque indépendants.
Chair Jaune est sans doute le premier livre bilingue auquel il ne manque que… la traduction qui, pour notre plaisir, est remplacée par une craduction.
Federman/Le Pillouër, Chair jaune. Le Bleu du ciel. 10 €