J’avais affirmé un peu vite, dans une note consacrée à Django Reinhardt, une apparente supériorité du « doux fauve » sur Claude Debussy, prétextant que « l’événement originel constitué par chacune de ses oeuvres est accessible par le biais d’enregistrements, sans la médiation approximative du papier, alors que de l’événement qui donna lieu au Prélude à L’Après-midi d’un faune on ne possédera jamais qu’une transcription, un code auquel il faut à chaque fois redonner vie, tant bien que mal, en l’interprétant. » J’en suis ainsi arrivé à comparer ce qui n’est en aucun cas comparable, ou plutôt dans ce cas précis à différencier ce qui, en définitive, découle d’une seule et même source.
Mais Systar veillait au grain. Intrigué à juste titre par cette assertion, il m’envoya promptement un extrait de Vérité et Méthode, de Gadamer, précédé de ces quelques mots : « Voilà pour compléter. Je n'ai pas regardé dans quelle mesure ça pouvait abonder ou non dans ton sens, mais j'étais frappé par la communauté de questionnement entre ce texte et ce que tu as écrit sur Django... »
« Il se peut que le critère qui sert ici à mesurer la « justesse d’une représentation » soit extrêmement mobile et relatif. Mais ce n’est pas parce que la représentation doit renoncer à un critère bien établi qu’elle perd de sa force contraignante. Ainsi, nous ne concéderons certainement pas à l’interprétation d’une œuvre musicale ou d’un drame la liberté de prendre le « texte » établi comme occasion de créer des effets quelconques, ce qui ne nous empêche pas non plus en sens inverse de considérer comme méconnaissance de la véritable tâche d’interprétation la canonisation de l’une d’elles, par exemple, par l’enregistrement sur disque de l’exécution dirigée par le compositeur lui-même, ainsi que les prescriptions détaillées qui en auraient été tirées. La « justesse » recherchée sur cette voie ne rendrait pas justice à la véritable exigence de l’œuvre elle-même, qui lie chaque interprète d’une manière particulière et immédiate, et qui l’empêche de se décharger de sa tâche par la simple imitation d’un modèle.
Il est évidemment tout aussi faux de limiter à des données extérieures ou marginales la liberté de chacun dans l’exécution, au lieu d’envisager au contraire, comme contraignant et libre à la fois, le tout d’une reproduction. Interpréter c'est bien, en un certain sens, recréer, cependant cette recréation ne se règle pas sur un acte créateur antérieur mais sur la figure de l’œuvre créée, que l’interprète devra représenter selon le sens qu’il y trouve. Voilà pourquoi des représentations historicisantes, par exemple la musique interprétée sur des instruments anciens, ne sont pas aussi fidèles qu’elles le pensent. En tant qu’imitation de l’imitation, elles courent bien plutôt le risque de « s’écarter triplement de la vérité » (Platon)*. » **
Je pensais bien avoir fait, même de loin, le tour de cette question de l’interprétation et du jeu en musique, mais voilà qu’un certain Hans Georg Systar venait apporter de l’eau fraîche sous l’aube de mon moulin.
En ce qui concerne Django, l'interprétation n'a sans doute pas le même sens que dans le cas de Debussy, puisqu'il ne s'agit pas de suivre une partition, mais une "grille" universelle grâce à laquelle les morceaux sont reconnaissables. Si on y ajoute le thème, on obtient la totalité de ce qui est interprétable selon la démarche singulière du jazz. Le reste n'est qu'improvisation, et la reprise, çà et là, de tel ou tel membre de phrase propre à Django, fait figure de citation dans un discours nouveau.
En revanche, ce texte de Gadamer rend parfaitement compte du problème de l'interprétation dans la musique dite "classique", où l'on s'appuie sur une création fondamentale toujours figée, qu'il s'agisse d'un enregistrement initial ou d'une simple partition. Mais si l'on dispose d'un enregistrement et qu'on l'interprète au plus près, de manière mimétique, on s'éloigne encore de la vérité originelle du morceau en croyant s'en rapprocher ; car le premier enregistrement qu'on interprète, même s'il est dirigé ou joué par le compositeur lui-même, est déjà une interprétation. Finalement, le fait qu'on ait une partition ou non ne change rien au fond du problème : la musique d'origine est inaccessible, ou plutôt il s'agit à chaque fois de la recréer en se l'appropriant.
Cette démarche d'appropriation n'est pas la même dans le jazz ; surtout, dans le cas de Django, comme de tous les grands musiciens de jazz, les enregistrements dont on dispose nous font directement part de ce qu'il crée : au moment où la bande tourne, Django interprète un grille bien connue, certes ; mais il n'interprète pas sa propre création, il la crée précisément au moment où il joue. Voilà la grande force du jazz ; et si on avait perdu tous ces enregistrements de Django, si on ne disposait plus que de partitions, alors on n'aurait plus accès à ce surgissement d'un discours en tant que tel, et on en viendrait peut-être à l'interpréter, au sens "classique" du terme. Il s’agit bien de la nature du support et de son utilisation : un support classique s'interprète, tandis qu'un morceau de jazz, une fois interprété et enregistré, devient l'oeuvre à part entière d'un artiste, d'un lieu et d'un moment, autrement dit un hapax. Le même musicien peut refaire une prise du même morceau cinq minutes plus tard : ce ne sera déjà plus la même oeuvre.
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* Gadamer fait ici référence au livre X de la République : Platon y définit l’imitation et en distingue deux formes : l’artisan fabrique en imitant un modèle, et le peintre à son tour imite la copie faite par l’artisan. D’où cette idée d’un éloignement triple par rapport à la vérité (ici conçue comme la forme, le modèle intelligible).
** Hans Georg Gadamer, Vérité et Méthode, p.137.