Une révolution agricole en Gaule aux IIIème - Ier siècles av. J.-C.

Par Amaury Piedfer
L'archéologie de la période laténienne (450 - 50 av. J.-C.) a accompli ces dernières années des progrès considérables, qui ont bouleversé la vision traditionnelle que les historiens et le grand public pouvait se faire de la Gaule à la vieille de la conquête romaine (58 - 52 av. J.-C.) : très loin d'être un pays archaïque, couvert de forêts et peuplé de barbares peu nombreux, dispersés et mal organisés, ce qui allait devenir la France était déjà le lieu d'une brillante civilisation qui devait beaucoup à une agriculture alors en pointe.
1) Formation des peuples gaulois
C’est au IIIème siècle av. J.-C. que se forment en Gaule la plupart des grandes entités ethniques, dont nous connaissons encore les noms, comme les Eduens, les Allobroges ou les Arvernes. Les petites communautés locales qui composaient jusque là la Gaule se fédèrent alors en de plus vastes ensembles, probablement sous la direction d’une élite guerrière celtique peu nombreuse, composée en partie d'anciens mercenaires au service des puissances étatiques méditerranéennes (Denys de Syracuse, Alexandre le Grand) ; le mouvement de conquête vers le Danube et l’Italie (IVème-début du IIème siècle) a habitué à la mobilité, à la guerre, à la fédération ; les mercenaires partent vers le sud, puis de retour prennent la direction de la société.
C’est le moment aussi où se forment les grands peuples belges du nord de la Gaule, peuples de culture celte sans aucun doute, et qui mènent une politique d’expansion vers la Seine, poussant les autres peuples gaulois à s’organiser et à se fédérer.
2) La Gaule, une réalité de civilisation au sein du monde celtique
La Gaule, ensemble des peuples celtes entre Garonne et Rhin, n'est pas une idée abstraite, inventée par César, comme on l’a cru depuis quelques décennies, mais une réalité de culture que la recherche récente tend à réhabiliter : la Gaule s'est peu à peu différenciée, au sein du monde celte, comme d'autres régions celtiques ; c'est une évolution normale pour une grande civilisation qui a couvert une grande partie de l'Europe. La différenciation porte sur plusieurs points.Au IIème siècle avant notre ère, c'est le temps du développement des oppida dans le monde celtique, ces villes fortifiées de hauteur, dont il existe de très beaux exemples en Auvergne avec Gergovie et Corent, en Bourgogne avec Bibracte ; or, ces oppida fleurissent en Gaule avec une densité particulière. Ces oppida ont aussi des techniques de construction qui leur sont propres, notamment le fameux murus Gallicus, dont les archéologues viennent de montrer qu'il différait à l'Est et à l'Ouest du Rhin dans la structure du poutrage (O. Buchsenschutz), horizontale à l'Ouest (photo ci-contre : Bibracte), verticale à l'Est.
Mais c'est aussi au plan de la langue que la Gaule se distingue peu à peu : la langue des Gaulois est bien sûr de type celtique, mais comme tous les outils de communication, elle évolue et reflète peu à peu la réalité des contacts humains privilégiés d'entre Garonne et Rhin.En Gaule, la découverte et la diffusion de l’écriture se fait, au contact des Grecs de Marseille et des commerçants Romains, dès cette période (IIème siècle) : elle devient d'usage courant pour la comptabilité, les marques de propriété, mais il n'existe cependant pas de littérature écrite.
Au IIème siècle, apparaissent sans doute des institutions permanentes au sein de chaque peuple gaulois (assemblées, rois, magistrats), ce qui a conduit les Romains à assimiler ces peuples à des cités-Etat de type méditerranéen (ciuitates). L'existence de la Gaule comme entité cohérente se manifeste aussi par un début de fédération à l’échelle du pays, sur les plans religieux et juridique, s'étaient dégagées des normes communes et mêmes des lois communes, comme le montre l’existence de l’assemblée des Carnutes (région de Chartres) où les druides se réunissaient chaque année ; ces derniers n'étaient donc pas des magiciens des bois mais de grands aristocrates très intégrés à la vie de la cité. Les peuples gaulois n'ont pas d’unité politique et militaire générale, mais il existe à partir du IIème siècle de grands empires fédérés autour des peuples les plus puissants, le principal est l’empire arverne au IIème siècle.
Il n'y a donc pas de direction unique ni de centralisation à l’échelle de la Gaule, seulement une conscience de civilisation qui distingue les Celtes d'entre Garonne et Rhin des autres Celtes, des Germains et des Romains...3) La mise en valeur agricole

Mais les IIIème et IIème siècles av. J.-C. furent également en Gaule le temps d'un expansion agricole sans équivalent en Europe. Elle a été révélée par une véritable révolution archéologique : depuis les années 1970, le développement de l’archéologie aérienne a bouleversé la vision que nous avions de la Gaule d’avant la conquête romaine.
-L'occupation du terrritoire
En effet, les archéologues se sont rendu compte que les photographies aériennes révèlaient, en particulier en période de sécheresse, les traces des structures enfouies dans le sol, qui modifient la croissance des végétaux. Enclos funéraires gaulois révélés par des photographies aériennes : à gauche, à Provisieux (Aisne), à droite, à Avaux (Ardennes).
C'est ainsi que les traces de très nombreuses fermes gallo-romaines furent découvertes, en particulier dans les grandes plaines du Nord : une tout les 600 mètres en moyenne. La conclusion est sans appel : il existait de grands domaines agricoles sur tout le territoire de la Gaule romaine. Cela a paru confirmer dans un premier temps l’idée traditionnelle d’une Gaule civilisée par les Romains, mais les fouilles sur le terrain, très nombreuses depuis les années 1970, réservaient une autre surprise.
..Fouille d'une ferme gauloise : fossé circonscrivant la propriété
En effet, il se trouve presque toujours une ferme gauloise pour avoir occupé le terrain avant la ferme gallo-romaine, soit dessous, soit à côté, mais c'est la grande continuité de l'occupation qui est la norme. Il n'y a donc pas de rupture ni dans le temps ni dans l’espace. Cette nouvelle donnée est un vrai bouleversement pour l’archéologie, puisqu'il est désormai acquis que la Gaule fut largement exploitée et habitée avant la conquête ; toute la vision de la Gaule celtique était à revoir. Et ainsi, il fallait entièrement revoir le rapport des Gaulois avec la forêt.


Restitution de la ferme de Vermand

L'archéologie là aussi a montré que les Gaulois faisaient un usage massif du bois dans l’architecture, pour l’habitat, les bâtiments d’exploitation agricole, les palissades qui doublent systématiquement les fossés des fermes ; à Vermand, il a fallu exploiter des dizaines d’hectares de forêts pour aménager le village.

.................Haches gauloises, IIème ou Ier siècle av. J.-C.

........................Puits gaulois avec ossature en bois
Le bois était utilisé dans tous les domaines, pour l'outillage et la petite architecture, comme par exemple ici pour ce puits très bien conservé. De nombreux outils de fer attestent de la pratique intensive du défrichement.La forêt a donc reculé très vite, et parfois même des fermes gauloises sont attestées là où se trouve de la forêt aujourd’hui, comme par exemple dans la forêt de Compiègne ; les forêts existent toujours en Gaule bien sûr, mais elles sont aménagées, les essences d’arbres sont sélectionnées, elles sont parcourues, entretenues, sont des territoires de chasse, on est très loin de la grande forêt sauvage qui couvre toute la Gaule, comme le voudrait l'image d'Epinal.
- Un changement lié à une intensification de l’agriculture
La densité des fermes gauloises et le recul de la forêt sont liés à une vraie révolution agricole, qui débute au IIIème siècle av. J.-C. grâce à des inventions techniques qui mettent les Gaulois à la pointe du progrès agricole en Europe et en Méditerranée, dont trois ont une importance capitale :
- le marnage, c’est-à-dire l'apport de marne ou de craie blanche, éléments calcaires qui enrichissent les sols limoneux acides des plateaux jusque-là infertiles et incultes.- le développement des araires avec un soc de fer très robuste, qui permet d’exploiter les sols lourds des limons ; les Gaulois passent maîtres dans la charrerie, le mot « char » est d’ailleurs gaulois.- enfin, l’invention de la faux (IIème siècle), qui témoigne du développement de l’élevage intensif, avec des pâtures dont le foin est récolté et stocké pour l’hiver, les animaux étant confinés et non laissés en semi-liberté ; ils sont donc plus forts, sélectionnés. Dans le même temps, l'amélioration des techniques de conservation (développement du salage et du fumage), permet une plus grande consommation de viande.

..................Faux gauloises, fin de l'époque laténienne.

En conséquence, dans la Gaule des IIIème - Ier siècles av. J.-C., pâturage et élevage dominent, plus que les champs et les cultures.
- Le peuplement
Ceci a une conséquence fondamentale pour l'histoire du peuplement de la France : ce temps d’intensification agricole et de mise en valeur systématique du territoire français s’est traduit par une très forte croissance démographique, la Gaule d’avant la conquête romaine est un pays densément peuplé ; les estimations actuelles, admises par tous les historiens, oscillent entre 12 à 18 millions d’habitants (J.-L. Brunaux), c'est-à-dire autant que dans la France de François Ier ! Il faut donc admettre que le peuplement de la France est très ancien et s’est fait essentiellement, quantitativement, par croissance interne, les migrations n’ont joué qu’un rôle secondaire.
Ce phénomène majeur, le peuplement du territoire à l’époque gauloise, a laissé des traces considérables dans notre pays, qui sont encore perceptibles aujourd’hui.
4) L' Héritage : la France gauloise.

La Picardie au IIème siècle av. J.-C.

En premier lieu cet héritage concerne nos paysages : on peut affirmer sans ambiguïté, avec Olivier Buchsenschutz, que les Gaulois inventèrent la campagne européenne, telle qu'elle existe encore autour de nous ; ils ont de ce fait eu une influence déterminante dans la formation de la civilisation européenne : le réseau de fermes, de hameaux, les villages et bourgs, les près, les fossés et les haies (bocage), les forêts exploitées et intégrées aux exploitations ; tous ces éléments si communs aux paysages de l'Europe tempérée sont un héritage direct des nouvelles techniques agricoles gauloises.
Un terroir gaulois aux IIème - Ier siècles av. J.-C. : village, route, chemins, haies, prairies et bois structurent l'espace.

Par ailleurs, notre réseau de chemins et de routes est lui aussi très largement hérité des Gaulois : les routes romaines ne font souvent que reprendre les routes gauloises, même pour les grands itinéraires, l'archéologie l’a aussi démontré.
Nos paysages sont fondamentalement ceux de la Gaule, à part les grandes constructions urbaines et routières de l’époque contemporaine.Il est un autre domaine où l'héritage de la révolution agricole gauloise est particulièrement sensible : celui de la toponymie (noms de lieux).
Quelques toponymes français et auvergnats d'origine gauloise.
Les noms de lieux, partout en France, ont conservé la marque de l’importance du peuplement gaulois : de très nombreuses villes et villages ont un nom qui provient non seulement d’un peuple gaulois, comme par exemple Paris (Parisii) ou Sens (Sénons), mais encore de la langue gauloise elle-même, comme Lyon, ancienne Lugdunum (la colline de Lug) ; les noms d’éléments naturels proviennent également souvent du gaulois, comme, parmi tant d'autres exemples, la Seine (Sekouana), la Marne (Matrona), ou le Puy-de-Dôme (du mot gaulois duma, « brume» et du dieu Dumiatis, protecteur des hauteurs embrumées).
Mais de plus, de nombreux Gaulois ont donné leur nom à un lieu, à un terrain ou à une ferme : Dans tout le domaine occitan, par exemple, il existe de très nombreux noms de lieux en –AC (Florac, Aubrac, etc.) : ils dérivent de noms gaulois formés sur le suffixe –acum attaché à un nom de personne, sur la forme "domaine de Boios" > Boiacum > Bouy, Bonaye, etc. Ces toponymes sont très nombreux puisque le territoire fut largement défriché par les Gaulois des IIIème – Ier siècles av. J.-C., et que ce sont donc ces hommes qui ont donné leurs noms aux lieux qu'ils occupaient.
La densité des noms gaulois permet aussi de prendre la mesure de l'organisation de l'espace, telle qu'elle s'est mise en place pendant la période qui nous intéresse. En Auvergne par exemple, tout autour des frontières de la région, se trouvent des noms de villes, villages et hameaux avec une terminaison en –rande : Guérande et Chamarande dans le nord-est de l’Allier, La Chamarande dans le sud-est du Puy-de-Dôme, La Durande en Haute-Loire, Guirande dans le Lot à la limite du Cantal, etc. Tous ces villages ont une même origine : le mot gaulois randa, qui signifiait « limite, frontière » ; d’ailleurs, en auvergnat, randa signifie toujours « haie », autrement dit, ce qui marque une limite ! Cette omniprésence des noms de lieux gaulois caractérisant le paysage s'explique très bien par le rôle des Gaulois dans la construction effective du paysage.De la même manière, les nombreux noms de lieux qui commencent par Marge- (Margerides, La Margerie, etc.), qui se trouvent toujours sur les anciennes frontières des Arvernes, viennent du celtique morga, « bord, limite » (le français « marche », qui a le même sens, vient du germanique mark). Voilà donc une preuve remarquable que l’Auvergne, c’est bien la terre des Arvernes, qui l’ont peuplé, mis en valeur et lui ont donné ses frontières !
Conclusion

La transformation de la société au IIIème siècle, sous l’influence de la formation des grands peuples et la pression des Belges, a débouché sur une révolution agricole liée à une amélioration des techniques et qui se solde par une modification profonde des paysages, une intensification des productions et une augmentation considérable de la population, qui atteint au minimum 12 millions d'habitants au temps de Vercingétorix. C'est par cette croissance interne que s'est fait le peuplement de notre pays, ainsi que la mise en place de structures agraires et territoriales qui allaient laisser une marque profonde sur l'identité de l'Europe.
La colonisation romaine n'a contribué que très marginalement à modifier ces structures : tout au plus, ce sont quelques milliers d'hommes qui vinrent s'installer dans les colonies du Midi (Narbonnaise) et même dans cette région, les autochtones restèrent toujours largement majoritaires ; villes, bourgs, fermes et réseau viaire restent majoritairement ceux d'avant la conquête. Quant aux peuples germaniques (Francs, Burgondes, Wisigoths, puis Vikings), ils contribuèrent plus sensiblement au peuplement, surtout au Nord et à l'Est. Par exemple, ce sont probablement 50 000 Burgondes qui s'installèrent dans le Centre-Est de la Gaule (K. Escher). Mais ils arrivèrent dans un pays déjà largement mis en valeur, densément peuplé, où ils restèrent largement minoritaires. Ce pays, c'est le pays des Gaulois.
Amaury Piedfer.
Bibliographie
- O. Buchsenschutz, Les Celtes, A. Colin, Paris, 2007.
- idem, "Sous l'oeil des archéologues", Dossiers pour la Science, n° 61, oct.-nov. 2008, p. 24-28.
- Chr. Goudineau, "L'héritage gaulois", Dossiers pour la Science, n° 61, oct.-nov. 2008, p. 30-32.
- St. Fichtl, Les peuples gaulois, IIIème-Ier siècles av. J.-C., Errance, Paris, 2004.
- J.-L. Brunaux, Nos ancêtres les Gaulois, Seuil, Paris, 2008.
- idem, "Nos ancêtres les Gaulois", L'Histoire, déc. 2007.
- J. Lacroix, Les noms d'origine gauloise, la Gaule des activités économiques, Errance, Paris, 2005. - Fr. Malrain (dir.), Les Paysans gaulois, L'Archéologue - Archéologie nouvelle, n° 62, oct. - nov. 2002, p. 2-25.
- K. Escher, Les Burgondes, Errance, Paris, 2006.