L'affaire des livres saccagés à Lagrasse : un communiqué de l'association Le Marque-Page

Par Florence Trocmé

Poezibao publie ici dans son intégralité un communiqué de l’association le Marque-Page, transmis par les éditions Verdier et concernant le saccage des livres dans le cadre du Banquet du Livre de Lagrasse. Les faits sont parfaitement expliqués et je juge utile de porter à l’attention de tous cet article étayé afin que chacun puisse juger par lui-même.
FT

Depuis 1995, l’association Le Marque Page organise chaque été à Lagrasse, une manifestation littéraire et philosophique, Le Banquet du Livre.
Les ateliers, rencontres et colloques se tiennent dans plusieurs lieux : école du village, salles et cour de la partie publique de l’abbaye.
En dix années, le Banquet a réuni de très nombreux écrivains, philosophes, chercheurs, journalistes, cinéastes et comédiens autour de thèmes ou d’auteurs variés : La vigne et le vin (1995), Des Plaisirs (1996), Crimes et vertus (1997), Dire la vérité (1998), L’Esprit et la Lettre (1999), Armand Gatti (2000), Michel Foucault (2001), Roland Barthes (2002), Idoles politiques, idoles des savoirs (2006).
[En 2003, le Banquet s’est tenu à Tallahassee, Floride (États-Unis) et en 2004 à Addis Abeba et à Harrar (Éthiopie)]
Pour cette édition 2007, nous avons voulu interroger l’œuvre de l’écrivain Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002, et plus particulièrement son dernier ouvrage, à paraître au mois d’octobre (Flammarion), La Nuit sexuelle.

La rumeur d’Internet
Ce titre de La Nuit sexuelle a bientôt provoqué quelques commentaires. Sur des sites internet proches des catholiques traditionnalistes, le rapprochement entre le titre de la manifestation et le fait qu’une partie se déroule « dans une abbaye » a donné lieu à toutes sortes de délires. Sur ces forums, on commentait « la provocation », tout en se donnant rendez-vous à Lagrasse…
Ces réactions sont malheureusement caricaturales d’un certain usage d’internet : une soi-disant information circule, reprise en boule de neige par d’autres internautes, et personne, à aucun moment, n’en vérifie la pertinence et la véracité.
Ainsi de La Nuit sexuelle, l’ouvrage à paraître de Pascal Quignard, autour duquel la programmation de ce Banquet 2007 a été bâtie : il aurait suffi aux agitateurs d’âmes de se renseigner pour se rendre compte que ce livre n’a rien de pornographique ou de provocateur, mais que c’est un essai savant qui interroge les représentations de l’érotisme et de la sexualité dans les arts. L’œuvre de Pascal Quignard tout entière aurait dû leur suggérer que nous étions là sur un tout autre terrain : « Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu. Une image manque dans l’âme. On appelle cette image qui manque "l’origine". Je cherche à faire un pas de plus vers la source de l’effroi que les hommes ressentent quand ils songent à ce qu’ils furent avant que leur corps projette une ombre dans ce monde. Si derrière la fascination, il y a l’image qui manque, derrière l’image qui manque, il y a encore quelque chose : la nuit. » (Pascal Quignard)
Ainsi de l’abbaye dans laquelle se déroule le Banquet. En s’informant davantage, ces guetteurs de la décadence se seraient rendu compte que la partie de « l’abbaye » dans laquelle se déroulent les rencontres est publique et laïque depuis 1789, et qu’aucune des salles ou des cours utilisées n’a jamais, à aucun moment, été consacrée à des fins religieuses. Il ne s’agit pas, comme on peut le voir ailleurs, d’une ancienne église ou d’une ancienne chapelle désacralisée, mais de l’ancien dortoir, du réfectoire et de la boulangerie, transformés depuis des décennies en salles de spectacles et de rencontres.

Un haut lieu de la Chrétienté
Mais les braises d’internet circulent sans conscience. Le 26 juin, le site unitas.fr (« un réseau de chrétiens engagés ») dénonce : « Sans doute furieux que l’Abbaye de Lagrasse ait récemment retrouvé sa vocation d’origine depuis l’arrivée des moines de l’Opus Mariae, l’association Marque-Page a décidé, sous l’impulsion de Pascal Quignard, de relancer après 4 ans d’interruption, le tristement célèbre Banquet du livre. Thème choisi : La Nuit sexuelle ! Ce haut lieu de la Chrétienté, fondé par Charlemagne, a été coupé en deux depuis la révolution française. Séparation qui perdure encore aujourd’hui et qui verra donc, dans la partie non occupée par les abbés, la fine fleur des esprits tordus se réunir pour célébrer, une semaine durant, cette Nuit sexuelle qu’ils imaginent sans doute porteuse de quelque puissances occultes. » Le site donne ensuite l’adresse du président du Marque Page et incite ses lecteurs à lui écrire pour protester. Aucune lettre n’arrivera…

Une semaine plus tard, une journaliste du Figaro, Sophie de Ravinel, « enquête » par téléphone. L’angle qu’elle a choisi pour son article, et auquel elle s’accroche malgré les dénégations des uns et des autres, est simple et clair : la polémique enfle entre les chanoines, les organisateurs du Banquet et le Conseil général, propriétaire des lieux. « Des habitants du village » seraient venus se plaindre aux chanoines du thème de la manifestation, et plus précisément du programme des projections de cinéma (le cycle de cinéma, dont le programme a été établi par Pascal Quignard, propose un choix de grands classiques du cinéma d’auteur illustrant ce thème de la représentation de la sexualité dans le septième art). La journaliste, à qui nous expliquons plusieurs fois qu’elle fait fausse route, s’excuse en riant : « vous savez, nous les journalistes, il nous faut des histoires un peu croustillantes… » Le 4 août, son article paraît : « La polémique fait rage dans ce joyau du pays cathare, propriété du conseil général de l'Aude et de chanoines traditionalistes, à l'occasion d'une manifestation littéraire organisée par le département, qui veut récupérer les lieux. »
À la suite de cet article de combat, cinq mails de protestation arrivent dans la boite aux lettres du Conseil Général.
À aucun moment les chanoines, qui occupent la partie privée de l’abbaye, et avec lesquels nous entretenons des relations cordiales, n’ont manifesté auprès de nous la moindre réserve quant à la manifestation ou au thème de cette année.
Le vendredi 3 août à 10 heures, la grande librairie du Banquet de Lagrasse, organisée par notre partenaire Ombres Blanches à Toulouse, ouvre ses portes, donnant le coup d’envoi de ce dixième rendez-vous. Plus de douze mille livres se répartissent entre les rayons de littérature générale, de philosophie et sciences humaines, d’histoire, de poésie ou d’ouvrages pour la jeunesse. Cette librairie, qui est depuis l’origine un des piliers du Banquet, reçoit chaque jour plus d’un millier de visiteurs.
Le samedi 4, dimanche 5, lundi 6, mardi 7 et mercredi 8 août, le Banquet se poursuit dans une atmosphère studieuse et conviviale.
Le jeudi 9 août au matin, le saccage de la librairie est découvert : dans la nuit, un ou plusieurs individus se sont introduits dans l’ancien réfectoire – vraisemblablement par une lucarne – et ont détruit plus de six mille livres, en répandant avec soin un mélange de gas-oil et d’huile de vidange.
Dans le village, l’émotion est immense.
Réunis à l’abbaye, l’ensemble des participants du Banquet, écrivains, comédiens, chercheurs, se déclare unanimement pour la poursuite de la manifestation. Seules les projections de cinéma seront interrompues pendant un jour et demi, les enquêteurs interdisant l’accès à la salle pour les besoins de l’enquête.
Toute la journée, des témoignages de solidarité affluent de France et de l’étranger, venus du monde de la littérature, du monde politique, syndical ou culturel. Le Maire de Lagrasse et le Président du Conseil Général, le sénateur Marcel Rainaud, sont présents auprès des organisateurs.
Par contre, aucun témoignage direct ne viendra de nos voisins Chanoines.
Le lendemain, les trois quotidiens régionaux font leur Une sur l’attentat : « Autodafé dans les murs de l’abbaye de Lagrasse » pour La Dépêche du Midi, « Dix mille livres saccagés à l’abbaye de Lagrasse » pour le Midi Libre, « Dix mille livres saccagés à Lagrasse » pour L’Indépendant.
L’enquête du Groupement de recherche de la gendarmerie de Carcassonne se poursuit dans le plus grand sérieux. De nombreux relevés d’empreintes, d’ADN ou des produits utilisés sont effectués sur les lieux de l’attentat.
Jusqu’au vendredi 10 août au soir, terme prévu de la manifestation, Le Banquet de Lagrasse se déroule normalement, et six cents personnes assistent à la soirée de clôture, au cours de laquelle Pascal Quignard dévoile le projet de son livre, La Nuit sexuelle.
S’ouvre alors le temps des assurances. Celle des organisateurs fait savoir qu’a priori, elle ne couvre pas les actes de vandalisme. Mais elle diligente un responsable qui ouvre un dossier. Celle du libraire qu’elle ne couvre pas les dommages subis hors du magasin toulousain. Celle du Conseil Général, propriétaire des lieux, qu’elle ne couvre que les manifestations dont le Conseil Général est lui-même l’organisateur. Les 70 000 euros de dégâts évalués restent pour l’heure à la charge de l’association organisatrice, Le Marque Page.
Jeudi 16 août, une information judiciaire est ouverte. Au même moment, sur leur site, les « chrétiens engagés » d’Unitas font paraître un communiqué : « Suite à la parution de deux articles (l'un dans le quotidien Libération du 13 août, et l'autre dans le magazine Le Point du 16 août), l’association Unitas dément toute forme de participation aux actes de vandalisme commis dans la nuit du 8 au 9 août en réaction au festival « la Nuit sexuelle » organisé à l’Abbaye de Lagrasse (Aude) par l’association Marque-Page. Unitas condamne de tels agissements, incompatibles avec les exigences de la foi chrétienne. »
Vendredi 17 août, la Ministre de la Culture, Christine Albanel, se déclare « profondément choquée » par l’attentat, et « très attentive à cette affaire ». Christine Albanel se félicite de l'ouverture d'une information judiciaire et « souhaite que l'enquête permette rapidement de sanctionner les auteurs de cet acte scandaleux ».
Mercredi 22 août, les premières auditions sous commission rogatoire commencent à Carcassonne.

Les organisateurs du Banquet de Lagrasse remercient tous ceux, très nombreux, qui, sous diverses formes, leur ont apporté leur soutien, et manifesté leur solidarité.

Le Marque Page