Elle m'a coupé le souffle quand elle est entrée dans le bureau. Sa voix était certes pleine de promesses au téléphone, avec cette raucité si particulière chez les fumeuses, mais j'avais appris à me méfier du menu qui ne correspondait pas toujours au contenu de l'assiette. Pourtant là, elle était sublime. Comment peut-on tromper une beauté pareille ? Grande et fine, des cheveux roux et des yeux clairs, entre le vert et le bleu, elle portait un tailleur un peu sévère auquel un sautoir en boules de verre colorées donnait une touche de gaité. Elle avait tombé la veste et son twin set laissait apparaître des épaules rondes et appétissantes.
Une déesse était descendue dans le bureau miteux de mon quartier pourri pour venir me voir, moi. Il y a des jours comme ça où la vie semble enfin vous sourire.
L'hostilité affichée de Cindy confirmait, si besoin était (mais vous avez compris que ce n'était pas le cas) combien la cliente était belle. Mariée et mère de famille, ma secrétaire habituellement pleine de douceur sortait pourtant ses griffes dès qu'une cliente se transformait en rivale potentielle. Allez comprendre la jalousie d'une femme !
Je n'y prêtais pas attention et me levais pour accueillir comme il se devait ce cadeau du ciel. La main manucurée qu'elle me tendit ne manquait pas de poigne. Cindy me jeta un regard noir avant de sortir du bureau non sans laisser ostensiblement la porte ouverte. Je savais qu'elle ne perdrait pas une miette de notre conversation.
Après les questions d'usage je lui demandais de m'exposer plus en détail sa situation. Elle m'avait dit au téléphone qu'elle suspectait son ami de la tromper et qu'elle voulait que je mène mon enquête.
Elle me raconta. C'est à ce moment que je me rendis compte combien la vie était finalement plutôt mal faite. L'ami était en fait UNE amie, ma belle préférant les chevauchées amazones aux cowboys. J'imaginais, sans avoir besoin de le voir, le large sourire qui éclairait le visage de Cindy (outre le fait d'être jalouses, les femmes sont fourbes). Un sourire narquois qu'il me faudrait supporter pendant les prochains jours, autant m'y préparer tout de suite.
J'essayais de ne rien montrer de ma déception, mais ma cliente était de toute façon tellement absorbée par son histoire qu'elle ne s'en était pas rendue compte. J'en profitais aussi pour arrêter de rentrer mon ventre et enlever ma veste de costume qui me tenait trop chaud. Si la belle ne voulait que le privé, elle allait avoir les auréoles qui allaient avec !
Son amie avait changé de comportement ses dernières semaines, devenant plus distante et ma cliente soupçonnait une relation avec une chanteuse de cabaret. Une histoire d'adultère tout ce qu'il y a de plus banale.
Nous réglâmes les derniers détails, et nous convînmes que je passerais chez elle la semaine suivante pour lui faire mon rapport, délai qui est en général amplement suffisant pour ce genre d'affaire.
Et après vérification, la belle était bien cocue, je n'eus pas trop de difficulté pour m'en rendre compte. Sauf que l'amie en question se faisait pousser la chansonnette par la chanteuse mais dansait aussi la rumba avec le meneur de revue. Un amant et une amante pour l'amie qui était tout aussi divine que ma cliente... et qui avait de plus l'avantage de goûter aux charmes masculins. J'avais vingt années et vingt kilos de trop pour rivaliser avec le bellâtre, et surtout un chèque qui m'attendait, aussi je décidai de ne pas mélanger les affaires de cœur et les affaires tout court.
J'arrivai dans la propriété de ma cliente à l'heure prévue, le vent soufflait fort et charriait le sable du désert, la poussière était rouge. J'allais devoir nettoyer ma voiture.
Je sonnai mais personne ne répondit. Je décidai de faire le tour histoire de voir si ma cliente ne profitait pas de sa piscine, mais tout était désert. Pourtant le double garage était plein, elle était là. La porte fenêtre de la terrasse n'était pas fermée, j'entrai en disant fort que j'étais là. Toujours personne. Cela ne me plaisait pas du tout. Je vérifiai machinalement si mon flingue était bien accessible en passant ma main dans mon dos, trop de mes concurrents ont disparu pour n'avoir pas été assez prudents. On ne se méfie jamais assez d'une femme trahie, et les nouvelles que j'apportais n'étaient pas bonnes.
Je jetai un coup d'œil dans les différentes pièces du bas avant de me décider à monter à l'étage d'où provenaient des cris. En arrivant en haut, je distinguai des rires et des cris qui n'avaient plus rien d'horribles mais répondaient plutôt au genre qu'on entend dans les films interdits aux moins de 16 ans. La porte était hélas fermée mais j'étais rassuré, j'appellerai ma cliente une autre fois. Je m'apprêtai à descendre quand la porte de la chambre s'ouvrit brutalement. Ma cliente, totalement nue, courait en riant suivie de la chanteuse de cabaret toute aussi découverte. Un homme déguisé en Indien, dans lequel il me semblait reconnaître le meneur de revue, les poursuivait avec une sorte de de... tomahawk mais ce n'en était pas... Humm... tout à fait un. J'apercevais l'amie adultérine au fond de la chambre, toute de cuir vêtue.
- Oh, pardon, j'avais complètement oublié notre rendez-vous!
Ma cliente me souriait, nue, et j'avoue que cette vision justifiait à elle seule le déplacement. Elle ne semblait pas particulièrement gênée malgré l'étrangeté de la situation.
- Les choses se sont arrangées, on dirait, lui répondis-je.
Un peu mal à l'aise, je savourai tout de même ce drôle de tableau qui ferait de moi le héros des prochaines soirées arrosées de mon bar préféré.
- Nous avons eu une explication toutes les deux...et nous sommes tombées d'accord sur une sorte.... d'arrangement.
- Qui est-ce ? intervint son amie
- Tu sais, c'est le privé que j'avais embauché pour enquêter sur toi.
Les deux amies avaient l'air de s'être vraiment tout dit. L'amie en cuir s'était rapprochée de nous et me contemplait, curieuse.
- Vraiment ? Tu ne m'avais pas dit qu'il était si... spécial...
Je ne savais pas si je devais ou non le prendre pour un compliment mais, au cas où, je rentrai discrètement mon ventre et me rengorgeai dans une sorte de réflexe pavlovien tandis qu'elle me tournait autour.
- Vous avez un pistolet et des menottes, Monsieur le Détective privé ?
Je relevais le bas de ma veste pour découvrir mon holster en lui lançant un clin d'œil que je voulais provoquant (Ca faisait tellement longtemps que je n'avais pas été dragué par une si jolie fille... Ce n'était d'ailleurs jamais arrivé pour être exact)
- Pourquoi, vous avez quelque chose à vous reprocher ?
La chanteuse observait tranquillement la scène depuis le couloir, une main sur la hanche de ma cliente. Enfin ex-cliente, j'avais fini le boulot. L'indien s'était éclipsé je ne savais où.
Je vis les deux déesses échanger un clin d'œil complice, et la beauté en cuir se planta devant moi pour me lancer avec bravache en me fixant droit dans les yeux:
- J'ai été très vilaine Monsieur le Détective, je crois que vous devriez m'arrêter...
C'est à ce moment que je me suis rendu compte que la vie est finalement bien faite. Je ne détaillerai pas la suite de cet après-midi parce que cela nous ferait sortir de l'univers du polar pour un autre genre réservé à un public averti. Disons simplement que Cindy avait eu raison de se méfier. Ma cliente était bien trop belle pour le rester !