12 février 1909/Naissance de Zoran Mušič

Par Angèle Paoli

Éphéméride culturelle à rebours
Invitée du jour : Fabian Gastellier


   Il y a cent ans, le 12 février 1909, naît à Bukovica (hameau de Gorizia, en Dalmatie, aujourd'hui Croatie) Zoran Anton Mušič.



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L’EXPÉRIENCE DE LA PERTE
   Né dans un village qui était encore une poche de l’empire austro-hongrois, Zoran Mušič voit sa vie basculer un jour d’automne 1944. Arrêté une année plus tôt à Venise, détenu à Trieste et soupçonné d’appartenir à la Résistance slovène, on lui donne le choix : collaboration ou déportation. Il opte pour la seconde solution. La solution dite finale. À Dachau, Mušič devient le prisonnier n° 128231.
   À l'épreuve du camp, les hommes s’effritent, deviennent poupées de chiffon, marionnettes, objets, choses. En pénétrant au cœur de l’indescriptible, ombre parmi les ombres, Zoran rejoint la cohorte des morts en sursis. Sans doute ne voit-il plus au-delà, derrière les barbelés ; mais il voit en dedans. Avec un crayon pour seule arme, il dessine alors le quotidien, son quotidien. Sans relâche. Semaine après semaine, mois après mois. Il saisit en une fraction de seconde les silhouettes en dessiccation, les regards creux, les corps brûlés, les pendaisons de squelettes. Ce qui est et n’est déjà plus. Le passage de l’être au néant. Une esquisse, une urgence. « Je dessine comme en transes, m’accrochant morbidement à mes bouts de papier, dira-t-il. J’étais comme aveuglé par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres. »*
   En avril 1945, Dachau est libéré. Mušič est libre. Sans doute ne le sait-il pas encore, mais les années à venir ne seront pas celles de la liberté. Elles seront le processus d’une reconstruction puis, aussi, du retour là-bas : au fond de lui-même. Faire le chemin inverse et, du néant, redevenir un être.



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« DANS L’ART, ON NE RACONTE QUE SOI-MÊME »*
   Cela se passe vers 1970. Après ses « paysages dalmates », après les lumières vénitiennes retrouvées, après les multiples « portraits d’Ida », sa femme. Après l’approche de l’abstraction, vécue dans l’échec, car : « Ma vérité ne se trouvait pas là. »* Sa vérité est enfouie avec ses souvenirs ; et de ce ressenti, aucun deuil n’a été possible. On ne s’affranchit pas de l’horreur dont on a été, en même temps, le témoin et l’acteur. « Camarades, je suis le dernier », avait crié un détenu pendu avant la libération d’Auschwitz. Mais l’Histoire bégaie, et Mušič ne peut que répondre : « Nous ne sommes pas les derniers. »**
   Surgissent alors les charniers, les bouches sans souffle et les cris muets. Et c’est Zoran que Mušič traque aussi au travers de ces toiles hantées. Celui dont le prénom signifie « naissance du jour » et qui s’est abîmé dans la nuit. Est-ce un témoignage ? Est-ce un « devoir de mémoire » ?



Zoran Mušič, Nous ne sommes pas les derniers, 1972
acrylique sur toile, 113,5 cm x 146 cm
Musée national d'Art moderne
Centre Georges-Pompidou, Paris.
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« CE NE SONT PAS LES YEUX QUI TRAVAILLENT, MAIS CE QU’ON PORTE EN SOI. IL FAUDRAIT POUVOIR TRAVAILLER LES YEUX FERMÉS »*
   En 1982, dans l’atelier près de l’Accademia, je retrouve le peintre. Je le connais et je ne le connais pas. Nous nous retrouvons régulièrement aux côtés de Jean Lescure, Léon Gischia et Ida au restaurant « All'Angelo » quand je me rends à Venise – une semaine tous les deux mois. C’est un géant taiseux, une haute silhouette sombre. Aujourd’hui, il est habillé de gris. Seul au milieu des chevalets de bois, au milieu des multiplications de morts, de déchirés, de squelettes renversés. Sa présence est aussi une absence, comme les momies décharnées gisant au creux de sa peinture. Il ne dit rien. Il laisse voir. Il s’essuie machinalement les mains avec un bout de tissu blanc, observe par l’étroite fenêtre les toits roses et ocres des maisons de Venise. Et comme je fais semblant de ne rien regarder, il souffle : « Voilà ».
   À partir de 1990, Zoran commence à perdre la vue. Je le vois pour la dernière fois à Paris en 1995. L’appartement lambrissé de la rue du Bac l’oblige à courber le dos afin d’échapper aux poutres. « Qu’en est-il de l’espèce humaine ? » Il sourit. Sa moustache et ses cheveux sont poivre et sel comme on dit. Couleur de cendre. Il ne répondra pas.
   Zoran Mušič meurt à Venise le 25 mai 2005. Revenu des morts chez les vivants, le voici reparti. Sous l’île de San Michele, où il est enterré, la mer ronge la terre et emporte les corps. J’aime à penser qu’il erre parmi les flots…
Fabian Gastellier
D.R. Texte Fabian Gastellier
pour Terres de femmes


* Propos recueillis en 1994 par Vanessa Delouya. États Généraux de la psychanalyse.
** La série « Nous ne sommes pas les derniers » est comprise entre 1970 et 1984.



ZORAN MUŠIČ

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BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE DE ZORAN MUŠIČ
― Jean Clair, La Barbarie ordinaire : Mušič à Dachau, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2001. ISBN-10: 2070760944
― Zoran Mušič, Nous ne sommes pas les derniers, Éditions Alors Hors du Temps/Musées de Marseille, 2007. ISBN-10: 2951793235
― Steven Jaron, Voir jusqu’au cœur des choses, Éditions Échoppe, 2008. ISBN-10: 2840682036
ZORAN MUŠIČ SUR LA TOILE
― (sur la revue d’art en ligne Art hybris) un article d’André Kim (« Anton Zoran Mušič – Autoportraits ») ;
― (sur Wikipedia France) Zoran Mušič ;
― (sur le site de l’Action culturelle de l’académie de Rouen) Parcours et interviews de Zoran Mušič.