Je ne connais pas tous les défauts de facebook, ou du moins je crois que je préfère les ignorer. Mais une des qualités est certainement de « retrouver » régulièrement des amis perdus de vue. Et sur le nombre de personnes qui sont présentes dans ce vaste réseau social, compartimenté au gré des utilisateurs, il y a forcément des disparitions qui comptent douloureusement pour une partie des membres. En raison de la jeunesse majoritaire des utilisateurs, ce sont des disparitions surtout accidentelles, au sens d’accidents violents et inattendus.
Mais puisque je m’aperçois qu’en cherchant bien, les profils vers lesquels je me tourne sont plus âgés que la moyenne et que des vedettes, des hommes politiques, des leaders d’opinion et tout simplement des personnes de l’ombre à qui l’on doit des avancées scientifiques, artistiques ou techniques, mais qui ne faisaient pas l’objet d’habitude de la faveur fréquente des médias, revendiquent en quelque sorte l’envie de faire des signes régulièrement à leurs semblables, il est normal que l’on retrouve parfois des amis qui ont atteint l’âge de nous faire leurs adieux.
Cette longue introduction vise le fait que c’est ce qui vient de m’arriver. Je ne pouvais certes pas penser que je trouverais sur facebook le nom de René Berger. Je veux dire que je n’aurais jamais eu l’idée de taper son nom, même si parmi les personnes d’exception que j’ai rencontrées, ce philosophe d’action, historien et amateur d’art, directeur de musée et écrivain, cet homme là m’avait impressionné.Au détour de la réponse à un ami, sur la marge droite consacrée aux publicités, j’ai vu ce matin s’afficher son visage comme celui d’artistes que j’aime et aux noms desquels certaines de mes relations ont choisi de s’agréger, dans une sorte de fan club. Je pense à l’écrivain Christian Bobin par exemple, ou de « vedettes » des temps passés, comme Descartes qui compte plus de cinq mille fans.
René Berger est né le 29 avril 1915 et nous a quitté le 29 janvier dernier.Ma première rencontre avec lui date de trente ans à quelque chose près. J’étais allé l’interviewer sur le contenu et les avancées d’une biennale de la tapisserie de Lausanne, dans le temps où nous cherchions à donner un intérêt international au magazine que nous avions créé pour mettre en valeur la « Nouvelle Tapisserie », comme l’on disait. De fait, il s’agissait de l’apparition d’approches diverses du textile, en partant de l’expression plastique du tissu, beaucoup plus que de la volonté de ressembler à la peinture. Cette biennale avait alors déjà quinze ans. René Berger en était en quelque sorte le dépositaire, en tant que Directeur - Conservateur du Musée Cantonal des Beaux-Arts, poste qu’il a occupé de 1962 à 1981. Il avait de ce fait géré la crise profonde qui est intervenue entre la première Biennale et la Seconde, entre Jean Lurçat et Pierre Pauli, au profit du second qui a ouvert une large porte vers la Yougoslavie de Jagoda Buic, la Pologne de Magdalena Abakanowicz, sans oublier l’arrivée des artistes descendus en droite ligne du Bauhaus, depuis les Etats-Unis d’où ils faisaient retour, ou par les écoles d’art de la Suisse germanophone…
L’aventure de cette grande exposition s’est terminée en 1995. J’ai eu toutefois l’honneur de participer au jury par deux fois, sous la présidence de René Berger et le plaisir de le rencontrer dans d’autres circonstances, comme de connaître son fils Jacques-Edouard, un historien de l’art, et en particulier de celui de l’Egypte qui, comme de trop nombreux jeunes gens des années quatre-vingt, a succombé à une maladie de la liberté.
Et comme le temps, qui a lâchement atteint René Berger dans son âme de père, lui a laissé presque l’espace d’un siècle, on ne doit pas s’étonner de la clairvoyance de ses dernières interviews sur l’internet, you tube et google.Dans la « Téléfission. Alerte à la télévision » un ouvrage publié en 1976, l’année où je l’ai rencontré, René Berger écrivait : « Loin de créer la diversité que l’on pourrait attendre, la multiplicité des chaînes contribue à faire de la télévision l’un des attracteurs les plus puissants de notre époque asservie de plus en plus au voyeurisme et à l’exhibitionnisme. La « fission culturelle », que j’annonçais comme par jeu dans le titre, transforme les « téléspectateurs » en « télé-irradiés » ou « télé-complices ». Le lien n’est plus tellement celui du regard, mais les « basic instincts » trop souvent célébrés à l’écran. »
Dix années après, il publiait « Jusqu’où ira votre ordinateur ? L’imaginaire programmé ». Dix années encore et il lançait à nos têtes « L’origine du futur ». Comme il est logique plusieurs de ses ouvrages sont devenus des cyber-livres.
Le temps de vivre, offre ainsi parfois, la possibilité d’expérimenter soi-même les utopies ou les analyses prédictives.
« Proof Google is god” Tel est le titre d’une interview datant de deux ans et qui figure sur son profil facebook.
J’aimais beaucoup René Berger. Je voudrais avoir moi-même le temps de relire, voire tout simplement de lire, ne soyons pas prétentieux, ces ouvrages que je viens de citer.
Et comme Le Temps, n’est pas seulement cette notion abstraite que nous croyons matérielle et qui nous conduit tous, mais aussi le titre d’un quotidien suisse, je rends hommage du même coup à Lorette Coen qui a écrit un article mardi en huit sur René Berger. La première fois où j’ai rencontré Lorette, elle surveillait jalousement la première édition de « Lausanne-Jardins » dont elle avait piloté le commissariat sous le regard attentif de la Syndique Yvette Jaggi. Et comme la Biennale de Lausanne avait tiré sa dernière salve deux ans auparavant, elle tenait ses bureaux dans le local où j’étais si souvent venu rencontrer Claude Ritschard et où passait régulièrement René Berger, le Centre International de la Tapisserie Ancienne et Moderne, voulu par Lurçat et qui inspira le Centre International d’Art Textile que nous avions créé à Paris.
J’aime aussi beaucoup ces lieux où les passions se croisent !