Chasseur sachant chasser

Par François Monti

L’époque du boom littéraire latino-américain est déjà loin derrière nous et les lecteurs n’en connaissent souvent que deux, trois auteurs particulièrement célèbres. Si le succès de García Márquez, Vargas Llosa et, dans une certaine mesure, Cortázar est toujours d’actualité, qui lit encore les livres de Roa Bastos ou Carpentier ? Pourtant, pas mal d’œuvres valent toujours le détour. « Trois tristes tigres » du cubain Cabrera Infante en est un bon exemple.

« Trois tristes tigres » se présente au départ comme le portrait de quatre jeunes hommes dans La Havane d’avant le coup d’État. Visions pittoresques de la ville, histoires amoureuses des quatre amis, recherche d’accomplissement personnel, interrogations existentielles, finalement que de l’habituel. Ce n’est qu’une fois lancé sur cette voie, confortablement installé et presque blasé que Cabrera Infante donne un fabuleux coup de volant et envoie sa bagnole faire un long détour hors-pistes. Le voyage se fait chaotique, secouant et, disons, substantiel.

Qu’est-ce qui se passe ? L’auteur délaisse, sans tout à fait les abandonner, ses quatre personnages et se consacre aux véritables héros de « Trois tristes tigres » : la nostalgie de La Havane et de ses nuits, la musique et la littérature. Lors de l’écriture de ce livre, Cabrera Infante est déjà à moitié en exil, dans la pluvieuse ville de Bruxelles. Il n’est donc pas étonnant qu’il consacre tant de pages à se remémorer les rues de la capitale cubaine, sa faune nocturne et son ambiance. Plutôt que le réalisme cru d’un camarade écrivain ou l’exotisme forcé d’un étranger, il choisit le chemin d’une « mythologisation » de ces éléments, créant une sorte de légende cubaine, un valhalla culturel de l’île. La musique est omniprésente : celle de la langue bien évidemment, mais aussi celle de tous les clubs enfumés, bouges infâmes ou salles de spectacle des palaces pour riches américains. Elle est dans les actions et les conversations des personnages, on aurait même presque envie de dire que le livre entier est une partition ou est doté d’une structure purement musicale. Au lieu d’une version Broadway de Cuba, « Trois tristes tigres » serait une version La Havane de Broadway. Ce serait bien entendu une exagération, nous n’en dirons donc rien.

Le troisième personnage du livre, c’est donc la littérature. Pas uniquement parce qu’on en parle énormément tout au long des pages, mais surtout parce que Cabrera Infante donne l’impression de tout essayer, de ne se refuser aucun mode d’expression, sans aucune pédanterie, toujours avec une grande malice. Cette liberté d’écriture se présente sous différents modes. Il y a, par exemple, le récit en deux versions du séjour à La Havane d’un couple américain : celle du mari, homme aux prétentions littéraires, dans une langue trop châtiée pour être honnête et puis celle de la femme, sensiblement différente dans le fond et dont la forme, qui est celle d’une histoire mal traduite, truffée d’anglicismes louches et de notes de bas de page sentant bon le désespoir du traducteur. Il y a aussi le récit de la mort de Trotsky à la mode de sept écrivains cubains qui donnent des pages hilarantes, folles, et d’autant plus impressionnante lorsqu’on est familier avec l’un ou l’autre des auteurs épinglés. Et on pourrait mentionner les chansons, les poèmes, les ébauches de pièces de théâtre qui font de « Trois tristes tigres » une sorte de bible pratique des procédés littéraires. L’auteur travaille également sur diverses formes de jeux graphiques ou lexicaux, donnant en quelque sorte la possibilité au lecteur d’avoir accès à un laboratoire des lettres ou de parcourir une version mise au nette d’un carnet d’esquisses.

Cabrera Infante ne voulait pas que « Trois tristes tigres » se voit qualifié de roman : pour lui, il s’agissait juste d’un livre. Et on peut le comprendre : c’est un fourre-tout, un bric-à-brac dont la cohérence ne vient pas d’une histoire ou de personnages mais plutôt d’un décor et d’être fait d’éléments tous issus de l’imaginaire débridé de l’auteur. Sans avoir la précision diabolique du « Marelle » de Cortázar, il s’agit d’une œuvre fascinante qui, sans prétendre être son égale, ne mérite pas moins de se retrouver dans les livres qu’il faudrait vraiment lire pour comprendre le boom, mais aussi la littérature passée et celle à venir.

Guillermo Cabrera Infante, Trois Tristes Tigres, L’Imaginaire / Gallimard, 10€60