1995

Publié le 15 janvier 2009 par Monsieurloki
Loki a 15 ans. Après-midi de Vacuité. Comme la veille, et l'avant veille et le jour d'avant et celui qui précédait le jour d'avant de la veille et ainsi de suite. Les jours s'égrènent, se ressemblent, se vident les uns après les autres. Loki a 15 ans. La peau grasse, boutonneuse, le cheveu approximatif, l'allure adolescente, le bide un peu flasque, la démarche gauche et le silence pour verbe. Loki ère dans les rues de son quartier sans rien voir d'autre que ses deux pieds, tapant le goudron sans conviction. Tête basse, toujours. Dos vouté. Des mots plein la tronche, piochés chez King, Lovecraft, Poe, Azimov et d'autres. Quelques riffs de guitare, Nirvana, Rage, Faith No More, Nine, Pearl Jam. De la funk bien sur, Parliament, Michael, James. Comme tout le monde, ou presque. Un cahier de textes sans devoirs et brulé dans les coins. Esprit pyromane, les stylos fondent, les tables de cours maculées de tags et de crottes de nez. Des notes avec plein de 0, comme des blanches sur une portée sans rythme. Onanisme jusqu'à l'épuisement, des litres de descendance perdus dans des forêts de tissu. C'est Loki, 15 ans, qui s'ennuie. En 1995. Mais un jour, devant l'écran, pupilles dilatées par des heures de clip, le choc. Brutalité, enfin. Impact. Poing dans la gueule. Coup de boule. Révélation. Ca:

Democrates D. Le Crime. Et déjà, tout a changé. Réveil. Les yeux s'ouvrent en grand. Loki se redresse. "Merde, c'est quoi ce truc! Vite, cassette, magnéto!" Deuxième session. La rythmique, lourde, mate, oppressante, est monstrueuse. Jamais entendu un son aussi puissant. Code binaire. Un coup, deux coups, un coup, encore deux coups, un coup, puis rafale finale. Loki sonné. Quelques notes de xylo accompagne la marche funèbre. Un noir au visage de schlass surmonté d'un chapeau melon déambule dans des rues torves. Avec lui, une équipe de super renois tous plus impressionnants les uns que les autres. Chronique criminelle, polar glaçant. Jamais une musique n'a produit un tel effet en moi. Les rimes sont tranchantes comme un scalpel. On les entend se planter dans la chair des victimes. La voix du MC, sobre, sans effet, presque douce, est d'une implacable froideur. C'est parfait de noirceur. Sang d'encre. Qui peut prétendre à une telle efficacité dans l'écriture? Pas de poésie non, mais de l'image avec le son, des flashs de violence, comme une montée d'acide, des instantanés sanglants, crus, bruts. Ce type qui vient de mettre un grand coup de cutter dans ma vie, c'est Mickey Mossman. Derrière lui, le géant à la mâchoire éclatante, c'est Black Jack.
Sur l'écran, un numéro. Un concours à la con pour gagner l'album. Et si j'essayais? Question débile, vite répondue. Puis raccrocher. On sait jamais... Troisième session, quatrième, cinquième... Le Crime frappe son imparable mélodie dans mon crane. Le texte de Mickey Mossman s'incruste à jamais dans mes neurones. Quelques semaines plus tard, second miracle: le disque est dans ma boîte. Je sors l'objet de son écrin avec l'impression d'avoir un bijou dans les mains. Précautions infinies. La pochette me colle un nouveau parpaing dans la tronche.

Devant une tour accrochée au ciel, le groupe pose en tenue de gangsters façon prohibition. La pose, travaillée, a presque l'air naturelle. L'image pourrait être risible si elle n'était pas floutée façon canal +. Le discours est double. Don't beleive the hype. Façon de dire "interdit au mineur"? Ou plutôt de suggérer que la vérité est cachée? Dans le coin, en bas à droite, un sticker "Parents avertis" apparait. C'est le premier en France. Rien ne justifie réellement sa présence, mais les Démocrates ont décidé de le placer là, au cas où. On sent bien qu'il fait totalement partie de l'image. Je glisse le disque dans ma platine. Play. Le voyage commence. Il ne s'arrêtera jamais. Suivront les Sages Poètes de la Rue, Sléo, le Complot des bas fonds, La cliqua, les Cools Sessions, Lamifa, Assassin, Ministère Amer, Diable Rouge, Timebomb, les 3 Coups, 2 Bal 2 Neg, Ekoué, Fabe et Koma, Hostile, Nouvelle Vague, Vague Nocture, L'invasion, L'invicible Armada, D Abuz System, Arsenik, Lunatic, Oxmo, X Men, NTM, Hocé, Omar, Rafale, Mod East, Soph et tous les autres. Loki vient d'ouvrir les oreilles.
Bien sûr, je connaissais déjà un p'tit paquet de groupes de rap, entendu ici où là, sans vraiment tendre les oreilles. Mais rien ne m'avait agrippé à ce point. Les Démocrates m'attrapent par le col, me mettent deux baffes et me donnent envie d'y retourner. Le Crime est quasiment la seule fiction du disque. le reste n'est que colère et réflexion, sons d'Afrique sur beats drus, prise de conscience, engagement. Dans le flow ininterrompu de lyrics, je kidnappe quelques fulgurances qui me serviront de références. Comme celle-ci, de Mickey Mossman :"Souvenez-vous qu'la potence se fout de l'innocence / que l'on vit dans un monde de violence"
La tête se redresse. Le regard se tend. Cette rue dans laquelle ère Mickey Moss dans le Crime, c'est aussi la mienne. Mes potes se mettent à écrire des rimes. Un truc est en train de se passer. Un truc vraiment nouveau. Ma tronche change, la démarche se fait chaloupée. Bientôt platines, vinyles, micros. Je vois. La misère, la souffrance, les terres lointaines encore accrochées aux frocs, le besoin de dire autrement, les langages qui se mêlent, se prostituent, se codifient. L'envie de m'informer prend forme. Et de raconter, aussi. Déjà, en germe, un semblant d'orientation sur ma boussole. J'écris Loki sur les murs de la ville. J'écris. C'était en 1995.
Democrates D, La voix du peuple