I) Dès ses premières conceptualisations, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l'idée de progrès implique l'abolition des limites jusque là imposées au savoir et au pouvoir de l'homme : l'humanité est indéfiniment perfectible, l'avenir ouvert et constellé de promesses. Maître de la nature, sujet souverain, l'homme dispose du réel qu'il imagine malléable et manipulable à l'infini. Pour la première fois, l'espérance est donnée à l'homme par l'homme.
C'est au cours du XXe siècle que les croyances progressistes vont être ébranlées par la découverte d'une barbarie scientificisée et technicisée. La crise environnementale, le constat des « dégâts du progrès renforceront à leur tour la vision catastrophiste d'un progrès « meurtrier » ». La puissance dangereuse mais bénéfique de Prométhée s'est transformée en pouvoir de destruction.
On se mobilise depuis une trentaine d'années contre l'idée de progrès. Depuis le début des années 70 se multiplient les mobilisations écologistes contre les méfaits supposés du progrès techno-scientifique ou industriel, au nom de la préservation de l'environnement. Le relativisme culturel des anthropologues comme Levy Strauss s'attaque à la vision universaliste, évolutionniste de la succession plus ou moins linéaire des civilisations La mise en cause radicale du progrès est ainsi devenue depuis quelques décennies, un lieu commun du discours des élites intellectuelles et des mouvements contestataires. Le camp des ennemis du Progrès est aujourd'hui au moins aussi puissant que celui de ses amis. Situation culturelle inédite et dilemme paralysant :retour impossible à l'optimisme progressiste ou fuite nihiliste dans la désespérance.
La promesse d'une amélioration de la condition humaine demeure cependant un horizon de sens pour l'humanité au seuil du troisième millénaire. C'est pourquoi il importe de repenser le progrès. De distinguer dans l'héritage progressiste, ce qui est mort –la thèse nécessitariste du progrès « automatique » de ce qui est vivant –la conception mélioriste du progrès comme exigence morale et raison d'agir
II) a-t-on encore aujourd'hui des raisons de croire au progrès ?
A côté de sa conception nécessitariste, automatique du progrès (il arrivera , quoiqu'on fasse) Condorcet en envisage une autre moins connue que la précédente : « Persuadé que l'espèce humaine est indéfiniment perfectible,..je regardais le soin de hâter ces progrès comme une des plus douces occupations, comme un des premiers devoirs de l'homme qui a fortifié sa raison par l'étude et par la méditation ». Taguieff écrit : « rien n'empêche de repenser le progrès comme une exigence morale, en reconnaissant l'incertitude, l'indétermination et l'imprévisibilité qui caractérisent les phénomènes historiques ». Il propose de parler plutôt de « méliorisme » « Car l'amélioration de la condition humaine demeure une fin pour l'action, une raison d'agir dans l'ordre éthique comme dans l'ordre politique et une raison d'espérer. » A condition d'abandonner la prétention de réaliser d'ici-bas l'idée de perfection, le rêve de « table rase », d'accepter dans sa réalité imparfaite et ambivalente la nature humaine et de renoncer au désir d'abolir toutes les limites du pouvoir humain. Défatalisons le « progrès technologique » : déterminons les limites du faisable selon des critères explicites et nos valeurs . Les portes de la connaissance doivent rester libres d'accès. La volonté de contrôler en amont et en aval les innovations technologiques ne doit pas se radicaliser en « technophobie ou en mépris du savoir ». La liberté de recherche scientifique est inséparable de la liberté de pensée. « L'héritage de la curiosité intellectuelle, héritage précieux, fait partie de l'humanité de l'homme ». « Les mésusages politico-militaires » du savoir scientifique ne constituent pas un argument contre la science. Karl Poppers dans « considérations d'un optimiste sur l'histoire de notre époque » écrit : « le rationaliste critique n'ignore pas qu'en l'absence de toute tradition intellectuelle, il serait difficile à l'individu de faire le moindre pas sur le chemin de la vérité ». Aujourd'hui le retour global en arrière nous est interdit en même temps que la fuite en avant parait suicidaire. « Il ne saurait s'agir de restaurer, bien qu'il soit hautement nécessaire de ménager et de protéger » comme ce qui reste de lien social, de référence à des valeurs communes, de perspectives partagées qui donnent un horizon de sens à la vie. Arrêtons de courir de plus en plus vite dans les ténèbres, réapprenons à habiter le temps. Et il faut aussi réapprendre à habiter la terre, donc la ménager. La quête fébrile de la satisfaction indéfinie des besoins, naturels et artificiels, voilà ce qui reste à une humanité désertée par le sens du sacré. La résistance au « vertige » implique une désacralisation du grand processus sans objet qu'est la mondialisation « fatalisée » en vue de définir les conditions nouvelles d'un contrôle par l'humanité de son destin. La course vers le pire des mondes n'est pas inéluctable. Il faut vouloir, sans ubris, c'est à dire sans excès d'illusion. Peut-être suffit-il de se laisser guider par la volonté de bonheur, qu'on peut supposer commune à tous les hommes. Certains, soucieux d'action, avides de raisons d'espérer appellent à retrouver le « goût de l'avenir » (Jean claude Guillebaud ;2003) par delà les illusions progressistes
Par delà l'illusion prométhéenne
Repenser l'idée de progrès, c'est rompre avec la vision nécessitariste, ou l'utopie révolutionnaire de rupture avec le passé, c'est résister à l'injonction « bougiste » du changement perpétuel, c'est penser un conservatisme critique, intelligent, alternatif, un projet qui ne fasse violence ni au passé de l'humanité ni à son inscription dans la nature et qui réponde en même temps à certaines exigences morales ou spirituelles. « D'où cette orientation non prométhéenne : ménager avec prudence plutôt que transformer avec frénésie ».