Biographie limitée donc – elle n’a pas les dimensions du grand œuvre de Martial Guéroult2 –, mais qui déborde le temps d’une vie. Descartes est en effet inclus dans une histoire, celle d’une partie de l’Europe, proposée dans une synthèse à grands traits. C’est pourquoi est rappelée la conquête par Rome, après celle du pourtour méditerranéen, de l’arrière-pays, et ce qui motivait la poussée des armées hors des limites étroites du Latium. C’est pourquoi sont évoqués, après les grandes migrations, la mise en place du mode de production féodal, la naissance des nations (dont la France), la formation des États, les schismes dans le christianisme. Dans la dernière partie du xvie siècle, « l’histoire s’accélère » et chez Montaigne, Shakespeare, Cervantès se dessine « l’éveil du moi ». C’est dans Don Quichotte justement qu’est mis en valeur la notion de bon sens, ce que Pierre Bergounioux rapproche, dans ce récit des origines, du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison qui débute, on s’en souvient, ainsi : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
Commence alors l’histoire de Descartes, cette fois situé dans son temps. « Il n’importe aucunement, en fin de compte, que ce soit tel homme ou tel autre qui accomplisse la tâche de son temps. Quand l’heure est venue, ils sont plusieurs à en être susceptibles ». Si l’on suit ce principe d’analyse, ce n’est pas s’échapper dans une digression que de rappeler la possibilité pour d’autres, vivant dans les puissances européennes de l’époque, de « porter sur toute chose un regard différent, dessillé » comme le fit Descartes. Avant lui, Bacon (né en 1561) en Angleterre, après lui Spinoza (né en 1632) en Hollande, alors territoire espagnol – c’est ce polisseur de verres de lunettes qui écrivit « Ne pas rire, ne pas pleurer, comprendre », et la nécessité de comprendre est un des motifs récurrents dans les livres de Pierre Bergounioux. L’un né trop tôt, l’autre trop tard mais qui auraient pu croiser « enfant, dans une rue de Leyde », Descartes portant son manuscrit chez l’éditeur.
On retourne par cette fiction d’une rencontre à la biographie de Descartes, pour un temps bref : qu’en est-il de l’édition en Europe pour choisir de s’installer en Hollande ? Esquissant un tableau de la diversité des peuples européens au xviie siècle, Pierre Bergounioux revient à la séduction pour Descartes des paysages de son village natal, et de là à sa formation. Mais l’« aménité » du territoire français est devenue un thème littéraire, ce qui est notamment évoqué par l’œuvre d’Alain-Fournier, cher à Pierre Bergounioux. Après un bref rappel de la mystérieuse découverte d’Augustin, il suit l’adolescent du roman qui, s’éveillant, « pouvait se croire transporté au printemps ». Par ce détour de la saison, il retrouve presque aussitôt Descartes : « Lorsque le printemps, celui de 1620 [...] ».
On ne le quittera plus, en suivant son engagement dans les armées et ses déplacements en Europe, sans cependant lire beaucoup de détails : Descartes n’a pas tenu de journal de ces années. « C’est à nous de deviner ses raisons, de comprendre quelle passion le jette en pays étranger, en pleine guerre, quand il n’entend que penser et qu’il n’importe aucunement que ce soit ici ou là qu’il s’y emploie. » Pierre Bergounioux se souvient que Descartes n’aimait pas la chaleur et il rappelle aussi l’hypothèse de Michelet : l’exil dans un pays froid éloigne des séductions de la nature. Sans trop y croire.
Les raisons de l’exil de Descartes sont à examiner en considérant la situation des pays de l’Europe dans la première moitié du xviie siècle. Certes, le philosophe ne supportait pas la chaleur, mais la question est plutôt de savoir où il pouvait exercer son esprit à acquérir « quelque connaissance de la nature » comme il le souhaitait. Pas en France où la vie de société, dans son milieu social, empêchait l’isolement nécessaire à l’activité de l’esprit. Mais, surtout, « La France, corsetée par l’absolutisme naissant, profondément rurale et catholique, autarcique, introspective tue dans l’œuf toute velléité de seulement réfléchir à ce que sont l’État, les libertés civiles, un citoyen ». À cet égard, l’examen de l’état des pays européens aboutit, par exclusion, aux Pays-Bas.
L’analyse est ici fort résumée, pour mettre en relief ce qui la sous-tend : une œuvre est conçue et trouve sa place dans des conditions intellectuelles et sociales qui peuvent, et devraient dans chaque cas, être prises en compte, plus importantes que ce qui concerne la vie de l’écrivain lui-même. On sait d’ailleurs bien peu de la vie de Descartes, ses écrits comportent « autant et plus d’ellipses, d’omissions, de silences que de démonstrations ». Mais on peut le suivre ici jusqu’au moment où il choisit de « s’absenter au monde », d’être entièrement à son projet « qui est la connaissance désincarnée, impersonnelle, comme absentée, des choses, elles-mêmes réduites à leur cause ». Comment ne pas établir un parallélisme entre le choix de cette vie recluse – dans une chambre en Hollande – et plus de trois siècles après celui de Pierre Bergounioux : à 17 ans, découvrant Descartes et voulant sortir de l’étroitesse de sa formation première, il décide « de se rencogner dans une chambre. Je n’avais plus ni temps ni attention à donner au monde extérieur, qui est devenu alors un arrière-plan quelconque »3.
Contribution de Tristan Hordé
Pierre Bergounioux,
Une chambre en Hollande,
Verdier, 2009, sur le site Place des Libraires
9,80 €.
1
Pierre Bergounioux adopte ce principe dans une histoire condensée de la
littérature, Bréviaire à l’usage des
vivants, éditions Bréal, 2004.
2
Martial Guéroult, Descartes selon l’ordre
des raisons, 2 vol., 1963.
3
Pierre Bergounioux, L’héritage,
rencontre avec Gabriel Bergounioux, Argol, 2008, p. 119.