LE CAS AMÉRICAIN, PAR JOSEPH HENROTIN.
Un « moment », mais aussi et en fait une évolution somme toute logique, tant RMA et Transformation s’inscrivent presque idéalement dans une perception, une vision de la guerre propre à ses dirigeants politiques et militaires[1]. Une (r)évolution, de plus, qui est loin, malgré les critiques qu’elle suscite aujourd’hui, d’être close : sur le plan matériel, la stratégie génétique de la Transformation continuera encore longtemps à produire ses effets ; de même qu’elle imprègne, sur le plan idéel, et contrairement à ce que nous, observateurs européens et particulièrement français, croyons percevoir à travers le retour en grâce des valeurs, qui nous paraissent plus familières, de la COIN, encore largement les esprits des militaires, stratégistes et décideurs américains.
Si l’auteur examine sans complaisance les effets pervers de la « technologisation », il se garde bien de tomber dans l’excès critique : le sujet est simplement trop vaste et complexe, les implications pour le futur, les ouvertures autant doctrinales que matérielles, sont si grandes qu’il restera toujours un peu de la RMA, même et surtout lorsque sera retombé la fièvre de ce « moment », justement, où (presque) tout a paru possible à certains. Au risque d’oublier, de négliger et/ou de vouloir quantifier pour les dépasser ces facteurs difficilement modélisables que sont l’homme, l’incertitude, la friction, le brouillard, le hasard et, d’abord et avant tout, l’Autre antagoniste et sa volonté souvent au moins aussi forte que la nôtre.
Mais ce livre est aussi le récit, vertigineux et quasi prométhéen, d’une « dérive » ayant pour point de départ l’admiration d’une soudaine, concomitante et, pour ceux qui en prennent conscience, bouleversante technicisation de la guerre, un processus certes naturel dans toute l’histoire stratégique, mais qui, se focalisant sur elle au point de lui faire prendre la forme de ce que l’auteur nomme la « technologisation », les entraîne dans des voies pernicieuses, brumeuses et in fine contre-productives[2]. Ou lorsque l’esprit de l’homme de guerre se laisse abuser par ses outils au point de rendre sa pensée esclave de ceux-ci…
N’allons pas plus avant dans le fond de l’ouvrage : sa richesse même rendrait l’exercice trop long et périlleux. Du reste, si l’on voulait vraiment lui faire un reproche, ce serait celui d’une trop grande érudition. En effet, le propos est difficilement accessible au lecteur non spécialiste et l’auteur de ces lignes courrait le risque, car il ne dispose pas du bagage intellectuel suffisant, de mal interpréter les multiples pistes et références qui le constellent.
Citons simplement, parce qu’ils ont marqué le lecteur, l’étude sur les PGM et leur impact autant physique que symbolique ; la distinction (le hiatus ?) entre un American way of warfare et un American way of war ; la prise en compte de la réflexion stratégique chinoise actuelle à travers la guerre hors limite ; ou, sujet d’étonnement récurrent chez l’Européen qui s’intéresse à la culture militaire US, ce tropisme jominien qui ne parvient pourtant jamais à se défaire de l’ombre tutélaire, indispensable, de Clausewitz. Du reste, si l’auteur pointe fréquemment cette tendance jominienne, il nous montre aussi, et jamais bien loin, la pensée de Clausewitz qui s’impose par petites touches, s’engouffrant toute seule, comme par une évidence, dans chacune des brèches ouvertes par la Transformation pour imposer sa permanence, élargissant le concept à des voies nouvelles.
Un livre important, donc, que l’on rangera dans sa bibliothèque stratégique francophone juste à côté de celui de Vincent Desportes[3] et à qui l’on peut prédire un avenir semblable à celui des grands vins : dans quelques années, l’on y reviendra à l’aune des péripéties militaires américaines du moment, pour mieux mesurer à quel point l’auteur avait vu juste.
Pour finir et pour réfléchir, un extrait[4] qui a trait aux notions de symétrie/asymétrie :
« L’appel aux notions de symétrie et d’asymétrie dénote (…) la rationalité technocentrée de leur opposition. S’opposant sur la forme du combat adopté, il serait tel que le fort serait amené à mener un combat symétrique, le faible un combat asymétrique. Mais le fort d’aujourd’hui n’est plus celui qui peut jeter de grandes armées dans les conflits, c’est celui qui détient la supériorité technologique (…). Or, à se focaliser sur cette supériorité, l’on tend à oublier qu’un adversaire adoptant une stratégie asymétrique peut le faire parce qu’elle lui semble plus rentable. En fait, l’asymétrie n’est pas une forme mineure de guerre, éventuellement coupée des rationalités de la guerre symétrique (…). Elle représente, au contraire, une des applications « intelligentes » de la grammaire de la stratégie. En d’autres termes, le « fort » ne l’est pas tant en vertu de ses qualités matérielles qu’en vertu de son aptitude à atteindre ses objectifs par une utilisation adéquate de la stratégie : en réalité, le « fort » est sans doute l’adversaire qui use de l’asymétrie. Au final, la mobilisation à tout crin des notions de symétrie et d’asymétrie pourrait signifier (y compris chez les sceptiques à l’égard de la RMA) une profonde incompréhension du phénomène guerrier. En fait, cette incompréhension pourrait traduire une technologisation de la pensée ».
[1] « La technologisation peut certainement être considérée comme une tendance inhérente aux cultures politique et stratégique américaines, en vertu de leurs particularités, qui la favorisent. » in « La technologie militaire en question », Economica, 2008, p282.
[2] Pour un exemple de cette « dérive », on songe bien sûr à l’analyse critique des EBO rédigée par le général James N. Mattis et publiée en français sous le tire « Principes du commandement concernant les Effects-Based-Operations » in DSIn° 43, p 42 à 48.
[3] « L’Amérique en Armes. Anatomie d’une puissance militaire », Vincent Desportes, Economica, 2002.
[4] Op cit p 97-98.